Qui suis-je, et pourquoi ce blog ?

       Avant toute chose, une précision importante : toutes les opinions que j'exprime ici n'engagent que moi. Je ne suis le porte-p...

mardi 6 mai 2025

Comme l’oiseau fait son nid

 

Un moment que je n’avais rien écrit, ni publié : la majorité des migrateurs commençaient à peine à revenir, et j’avais donc peu à observer et commenter ; mon travail et mes autres obligations me laissaient moins de temps disponible qu’avant ; et de plus, j’étais plongé dans la lecture des œuvres de Simone Weil, chez qui je trouve une fascinante résonance avec certaines de mes envolées. Alors que les parcs, rivières et forêts se peuplent à nouveau de mes sujets d’étude favoris, et que bientôt les scouts les y rejoindront, le besoin se fait sentir de récapituler les découvertes les plus marquantes de ce blog depuis son début. Tout comme l’oiseau fait son nid, formaliser sa pensée aide en effet à y mettre de l’ordre. Cependant, ces quelques réalisations sont à la fois partiales, et partielles : partiales, parce qu’elles ne procèdent que de mon point de vue, et n’ont pas été sujettes à la confrontation intellectuelle ; partielles, car loin de former un tout cohérent, et encore moins un système, il est assez facile d’y trouver des contradictions. Néanmoins, en un très bref résumé, voici où le vent a porté ma pensée en un peu plus d’un an.

 

Il existe au moins deux manières de parvenir à quelque chose. Il y en a peut-être d’autres, mais je n’ai pour l’instant identifié que ces deux-là. La première est de définir un objectif, ainsi que les jalons pour l’atteindre, puis de mettre en face les moyens et les indicateurs qui mesurent le rendement de ces moyens : c’est la démarche de projet, que j’appelle, en éducation, la propédeutique (je n’ose pas généraliser au-delà des domaines que je pratique). La deuxième est de se laisser dépasser par le mouvement, à la manière d’un pèlerin ou d’un artiste en pleine création : c’est la maïeutique. Dans cette démarche, même si le point d’arrivée est parfois prédictible (Saint-Jacques-de-Compostelle, le portrait d’un roi ou d’un grand patron…) c’est le cheminement pour y arriver qui façonne à la fois l’ouvrage, le métier et l’ouvrier : l’efficience n’est pas mesurable.

 

La grâce est la transposition de la maïeutique pour les chrétiens. Simone Weil a génialement interprété la descente de l’Esprit-Saint à la Pentecôte comme un dépassement par une vérité d’ordre supérieur, tel que déjà évoqué par Platon, tout en lui donnant un caractère sacré. A l’opposé, puis-je associer mon concept de propédeutique à ce qu’elle appelle la pesanteur, c’est-à-dire à tout ce que tente l’humain en ne comptant que sur ses propres forces, c’est-à-dire à l’hubris ? J’hésite car Donald Trump semble penser, lui, au contraire, que c’est l’hubris qui enclenche le progrès, et que l’abandon à la providence est une faiblesse, donc une faute : aide-toi, et le ciel t’aidera. Je n’ai pas encore d’avis tranché sur ce point.

 

L’imagination humaine est largement moins étendue que la Création, qui est, en tout cas pour le moment, incommensurable. C’est-à-dire, que notre pensée n’est jamais capable de saisir toute l’étendue du réel : la preuve en est bien, par exemple, que beaucoup de grandes découvertes scientifiques ont été faites par hasard. C’est pourquoi il est faux de dire, en matière d’éducation, que grandir consiste à échanger un pouvoir imaginaire illimité contre un pouvoir réel, mais limité. C’est une phrase qu’affectionnent plusieurs éducateurs fameux, mais rédigée de cette façon elle ne semble mener qu’à l'oppression, et donc en réalité à la révolte ; amenons plutôt à la conscience de l’enfant que le réel sera toujours bien plus grand et jubilatoire que son imagination étriquée ne pourra jamais le concevoir. Il faut donc opposer à un enfermement dans la solitude de l’imaginaire, une libération par le passage au réel ; c’est, en même temps, un indice ontologique de la vraisemblance de la matière au-delà de nos sens, qui peuvent être trompeurs. En effet, si surprise il y a, elle ne peut provenir que d’une altérité. L’amour est un autre indice de ce genre.

 

Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Ce diction tout simple est une réponse à lui seul à l’une des trois grandes interrogations existentielles, celle de l’intérêt de notre vie terrestre. La mort seule nous prive de la possibilité d’une révélation ou d’une conversion. Bien sûr, cette position est toujours plus facile à tenir en l’absence d’une maladie, d’une peine ou d’une souffrance durable.

 

Il n’y a pas de cohérence entre notre désir de justice et les ressources disponibles. Je ne parle même pas de l’existence du mal, mais de l’équation entre notre aspiration au Bien et le réel. Le règne animal, par exemple, évolue selon des règles très différentes du droit et de l’équité. Les mondes macroscopique, microscopique, ainsi semble-t-il que l’immense majorité des planètes rocailleuses qui peuplent les galaxies ne connaissent rien à la répartition des richesses ; et il reste à découvrir ce que penserait des Lumières une civilisation extraterrestre, si nous en rencontrons une un jour. Même sur notre petite Terre, nous nous sentons maintenant à l’étroit alors que notre espère n’a jamais été aussi nombreuse ni n’a vécu dans des conditions aussi confortables, pour la plupart. Autrement dit, le monde des Idées et du bien, s’il existe, ne semble transposable qu’à une infime partie de la Création, et entre parfois en contradiction avec ses lois. Pourtant, selon l’unicité du bien que devrait supposer le monothéisme, et qu’on retrouve par exemple dans la Communion des Saints, toute l’espérance, la science et l’Histoire devraient converger vers les bras grands ouverts de la Croix ; je n’ai pas de réponse à cette contradiction.

 

Enfin, puisque je me suis déjà perdu dans les splendeurs célestes, voilà que traversent peut-être les infinis galactiques de très gros canards, qui survivent dans le vide sidéral, forment des écosystèmes à eux seuls, et essaiment la vie de planète en planète. Ils sont, s’ils existent, une négation de notre audace à nous penser l’aboutissement de l’évolution : l’apparition de la conscience en est peut-être, au contraire, une anomalie. Cela ferait en même temps notre fierté : libérés du devoir envers une Mère Nature dont nous ne serions que les rejetons indésirables, nous n’aurions plus à compter vraiment que sur nous-mêmes pour tracer notre propre voie.

 

Voilà où m’a mené, jusqu’ici et pour l’essentiel, l’observation des palmipèdes (ainsi qu’un peu celle des scouts, aussi). Tel une oie bernache qui s’empiffre dans un jardin municipal bondé de touristes avant de lourdement s’envoler pour le festin suivant sur la trajectoire où ses instincts l’attirent, je dois à présent quitter le confort de mes convictions passées pour affronter les alizés nouveaux. Mon ambition pour la suite est bien loin de construire un nid, encore moins d’y pondre un œuf, mais simplement de collecter les quelques brindilles de vérité éparses que je peux remarquer au hasard de mon parcours : c’est là tout le loisir que me laisse mon temps libre.

 

Père Canard

lundi 25 novembre 2024

De la poudre aux larmes

 

Me voilà bien ennuyé. Mon fournisseur m’avait promis du rêve, une fumée délicate, un produit à faire exploser les sens. On ne trouve souvent ce genre de tentations que sous le manteau, à l’arrière d’une boutique : le mien me l’a vendu devant son frigo. Il suffit, me disait-il, d’une seule petite cuillère pour s’envoyer en l’air. J’ai suivi ses conseils, et j’ai étendu la poudre blanche sur une feuille de papier glacé. Maintenant, me voilà avec un gros souci : je ne sais pas quel sens donner à ce magret de canard.

Palou m’a posé une colle, à laquelle je n’ai pu répondre qu’approximativement, au hasard de mes arguments mal calés. Comment puis-je à la fois admirer les palmipèdes dans leur milieu naturel, ou dans un parc, et vanter la beauté de leur plumage, l’intelligence de leur espèce, ou encore la qualité de leur mode de vie, tout en les mettant au four en rentrant chez moi ? Comment puis-je ne pas éprouver une forme de culpabilité, lorsque je les arrange avec des oranges, ou des pêches, pendant que sur mon mur est encadrée une superbe scène d’envol automnal sur un étang ? Me voilà bien embêté avec cette question.

D’abord, j’ai tenté de répondre avec Aristote. J’aime les palmipèdes dans toute leur nature, tandis que leur finalité est de se faire rôtir pour la grâce de mon palais. Ils sont un tout, beaux par leur plumage et leur vol, bons par leur chair. On ne peut pas aimer une partie sans aimer le tout : ainsi, autant la compagnie de mon chien me procure du plaisir lors d’une sortie à la chasse, autant je ne peux pas le négliger lorsqu’il faut le nourrir, le dresser ou le soigner. Les bons et les moins plaisants aspects de son existence forment le tout que j’appelle mon chien de chasse ; de la même manière, toutes les parties du canard participent à sa dégustation.

Pourtant cette réponse est insuffisante, et cela me perturbe. Il reste la froissure de l’âme : c’est la diabolisation de la souffrance animale qui nous pousse à mépriser notre propre incarnation. L’oie sauvage se moque bien que le chasseur l’épargne par choix, la rate, ou qu’il lui fasse la révérence en lui promettant des bisous : elle s’envole juste en criant et ne le défendra pas au Ciel. Il est vain de projeter nos affects dans une cervelle d’oiseau, tout comme la loi française ne réprime pas directement le tort fait à un animal, mais l’indisposition des défenseurs des animaux : eux seuls sont représentés par un avocat. Dans le monde civilisé, des valeurs et notre conscience guident nos actes ; dans la nature, nécessité fait l’oie : les deux ne sont pas comparables. Croire le contraire n’est qu’une déviance anthropocentrée de la morale. Une telle version de l’éthique n’est qu’un dialogue entre le bras qui tient le fusil, et la tête qui tient le bras : la volaille n’en a cure, et ne souhaite que vaquer à ses besoins. Je peux admettre une justification collective et sociale à protéger l’environnement, évidemment, mais elle n’est pas transcendante.

Me voilà bien ennuyé, car en disant cela, je ne suis pas d’accord avec le Saint-Père. Lui dit que la sauvegarde de l’environnement et la lutte contre la pauvreté sont liées. Par exemple, la montée des eaux provoque la disparition de terres habitables, qui elle-même engendre des réfugiés et des déplacés ; la pollution répand des maladies que tous n’ont pas forcément moyen de soigner ; à l’inverse, les pays pauvres n’ont pas d’autre choix que de se fournir en énergies fossiles, moins coûteuses que les renouvelables, augmentant par là-même la détérioration du climat ; et ainsi de suite. J’entends le raisonnement, mais voici une faille : au premier bébé qui naît ailleurs que sur la Terre, l’argument tombe. Dès que nous aurons les moyens de nous éparpiller en nombre sous d’autres cieux, la préservation de l’environnement terrestre et celle de l’humanité vont se découpler. Pire, ce n’est ni la justice, ni le progrès social, ni quelque prise de conscience morale qui nous permettront cette échappatoire : uniquement de plus grosses fusées, un ascenseur spatial, ou plus généralement, l’avancée de la science.

Pauvre de moi ! Je pense qu’il faut traiter séparément ces deux grands problèmes, qui sont de nature différente. Un chasseur n’aborde pas de la même manière un fusil enrayé, et un vol de fusil. Dans le second cas, c’est clairement la faute du voleur ; dans le premier, on peut peut-être pointer du doigt un manque d’entretien, ou bien l’usure normale de l’engin, mais enfin on ne peut pas reprocher au chasseur de s’en servir : c’est sa vocation. Le vol relève de la justice, d’un questionnement sur la réparation du dommage et sa prévention ; la remise en état du fusil n’est qu’une question d’habileté technique. La technologie, justement, nous offre des pistes pour refroidir artificiellement l’atmosphère de notre planère, masquer la lumière du soleil ou piéger le carbone : je ne sais lesquelles de ces propositions sont prometteuses, ou dangereuses, mais je pense qu’elles doivent être explorées, et même, qu’on y consacre des moyens conséquents au regard de ce qu’on investit dans la réduction des énergies fossiles. La crainte est que ces pistes ne nous détournent des efforts visant à atténuer l’impact de nos activités sur nos espaces de vie ; c’est vrai, mais dans ce cas, autant ne jamais dresser son chien, car il pourrait s’avérer un bon ou un mauvais pisteur : s’il se révèle mauvais, cela n’empêchera pas de lui faire des câlins.

Je ne sais pas comment résoudre cette difficulté. J’ai l’impression qu’on méprend la conversion écologique au sens du Salut. Je ne veux pas faire preuve de contrition chaque fois que nous produisons des déchets, comme si c’était une faute morale ; pleurer l’animal que nous tuons pour manger, comme si c’était une honte ; s’indigner davantage devant la souffrance d’un chaton que celle d’un humain, soit-il migrant ou bandit. Vivre n’est pas honteux, et choisir d’abord ceux de notre espèce non plus. Toutes les actions pour protéger les animaux en danger, nettoyer la pollution des mers, réduire le trou dans la couche d’ozone, etc. nous apportent un meilleur cadre de vie collectif, une plus longue existence en bonne santé, et à la limite, la satisfaction de préserver quelque chose de beau (encore qu’on puisse débattre du sens de l’art) ; je suis bien d’accord avec tout ça, mais c’est encore insuffisant pour nous ouvrir le Paradis. Il manque la charité envers nos sœurs et nos frères, là je me raccorde avec l’Eglise, et c’est ô combien plus difficile que de choisir la bonne poubelle où jeter le plastique.

On ne peut pas vivre de manière totalement éthique vis-à-vis de la nature. C’est impossible. Le simple fait de vivre est polluant. On peut certes, et on doit, réduire les excès de manière à préserver le plus possible les ressources communes, mais le gain est limité, et surtout, il ne peut être que provisoire. La seule manière pour l’humanité, si elle le souhaite, de laisser la Terre intacte est de la quitter : soit en disparaissant purement et simplement, soit en abaissant la natalité, ce qui revient au même, soit en émigrant en masse vers d’autres espaces. Je préfère la dernière solution, pour cette simple raison : tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Nul ne peut exclure la survenue d’un évènement futur, d’une découverte ou d’une rencontre qui apporterait un changement positif à la situation la plus sombre ou la conversion au pire des criminels : la mort seule ôte cette possibilité. Donc, je ne vois pas, puisqu’on a utilisé cet argument pour abolir la peine de mort à titre individuel, ce que j’approuve, pourquoi on ne se l’appliquerait pas aussi de façon collective ; je ne pense pas que notre dette vis-à-vis de la nature soit tant irrémissible qu’il nous faille nous condamner à l’extermination ; et enfin, si c’est à la fin de nous-mêmes que nous conduit l’éthique contemporaine, nous pourrions aussi bien écouter le diable.

Me voilà bien ennuyé. Je pense que l’écologie ne relève pas de la morale, mais de la science appliquée, et en disant cela, je contemple ce magret solitaire, tartiné de miel et saupoudré de poudre d’amande. Un bon repas n’a de saveur que bien entouré : je crains qu’en exprimant cette opinion, je ne perde des amis à ma table.

Père Canard

mercredi 30 octobre 2024

Apologie de la gentillesse


Baden-Powell aimait à répéter qu’un scout doit toujours garder le sourire, dans toutes les circonstances, y compris les plus difficiles. Exercice ô combien exigeant ! J’en ai fait l’expérience plusieurs fois pendant le camp, cet été, lorsque nous affrontâmes quelques turpitudes : un bagage perdu, une météo défavorable, un véhicule en panne… Nous subîmes un incident un peu plus sérieux lors d’un barbotage en eaux libres : le moniteur diplômé ayant mal donné ses consignes, je me retrouvai avec d’autres le corps emporté par le courant. Voilà ma tête qui s’enfonçait sous la coque du petit bateau de ce brave homme, mauvais plongeur, je n’eus pas le réflexe d'inspirer de l’air avant de disparaître dans la lessiveuse ; adieu canard ! me dis-je alors que j’ignorais ce qui de l’autre bord m’attendait, branche ou rocher qui pourrait me retenir par la patte et l’idée de la noyade m’effleura avec un certain calme ; je bus la tasse copieusement…

On ne peut pas se lancer dans des études palmipédologiques sérieuses sans aborder l’histoire de Jonathan le Goëland. Pourtant, j’ose à peine m’attaquer à cette œuvre monumentale, car ses implications sont tellement nombreuses qu’on peut en débattre des heures au coin du feu ; c’est autant une merveilleuse façon d’animer une veillée sous les étoiles. Il y a deux manières, je pense, pour faire simple, de profiter de ce récit qui ne s’adresse pas qu’aux enfants. La première, qui à mon sens est erronée, est d'admettre la vision développementaliste selon laquelle il n’y a pas de limite à notre potentiel, à condition de croire en nos rêves : je pense que c’est trompeur, ou au moins incomplet, surtout parce que notre imagination est tellement limitée par rapport à la grandeur du monde, que se fixer une ambition somme toute finie est réducteur et empêche de se laisser surprendre par l’existence ; c’est comme vouloir dresser une échelle sans connaître la hauteur du ciel. C’est pourquoi j’oppose la maïeutique à la propédeutique, en matière d’éducation. La seconde interprétation possible est davantage une définition de la joie à la manière de Saint François d’Assise : celle d’une vie débordante qui transforme toutes les épreuves en une jubilation intense, avec l’aide de ses frères ; c’est ce qu’on attend d’un scout.

Le sourire ne doit pas être niais. Une fois j’étais face à un brave paysan qui nous avait d’abord prêté de bon cœur son terrain, puis, s’apercevant que les scouts piétinaient copieusement l’herbe destinée à ses vaches, nous avait demandé de déguerpir dans les plus brefs délais. Il avait fallu tenir ferme et négocier, mais toujours de bon aloi : nous avons trouvé un compromis en ouvrant le camp sur un autre pré. Une autre fois, un maire nous avait demandé de ramasser toutes les ordures de son village, après le passage de touristes, qu’il n’avait pas vus, car, disait-il, c’étaient probablement les scouts qui laissaient traîner leurs déchets partout. Nous lui avons proposé de rendre ce service, et de bon cœur, mais en précisant bien que cela ne valait pas reconnaissance de notre responsabilité dans l’affaire : il nous a crus et nous a dédouanés de cette charge.

Le sourire ne doit pas être narquois ni moqueur, mais franc et sincère. Taco avait eu des ennuis avait la justice pour quelques incivilités. Le policier, racontait-il, ne pouvait rien contre lui, car derrière le magistrat le relâcherait certainement, à cause de l’excuse de minorité, ou même du manque de places en prison, et donc il ne risquait pas grand’chose. Comme élève perturbateur, il avait aussi l’habitude de railler ses professeurs quand ils ne pouvaient pas le punir davantage. A l’inverse, pendant le camp, il vaquait aussi bien au bois qu’à la cuisine et aux autres tâches sans jamais renâcler. Il expliquait assidûment aux plus jeunes scouts ce qu’il avait bien compris : si le feu n’est pas prêt à temps, le repas ne sera pas cuit, et ce ne sera pas la faute des chefs ni du bois mort mais de celui ou celle qui ne l’a pas ramassé. La nature, disait Baden-Powell, est le meilleur éducateur qui soit.

Le sourire ne doit pas être désespéré. Gloria me confiait une fois que lorsque lui venaient de sombres pensées, ou bien qu’elle se sentît fautive de quelque chose, le sourire lui allait bien pour ne pas indisposer ses amis. Après lui avoir quand même suggéré d’en parler à un psychologue ou de se confesser à un prêtre, si son âme était lourde, je lui rappelai par ailleurs qu’il ne faut surtout pas méprendre l’amour pour la pitié. Certains saints fameux sont passés par des épreuves violentes ou une souffrance extrême pour approcher Dieu dans sa félicité, mais cela ne signifie pas que la souffrance soit désirable pour elle-même ; les pervers et les sadiques font ce raccourci. Sourire aux autres n’est pas les inviter à rejoindre son malheur, ni à l’inverse les en exclure : c’est chercher avec eux quelque chose de meilleur, c’est le début d’une belle aventure.

Le sourire vrai désarmé l’énervé. J’étais face à un parent de scout qui me reprochait de voir sa gamine grandir trop vite. La jeune guide était, à son grand désarroi, plus autonome et sûre d’elle-même au retour du camp, et commençait même à parler de quitter la maison plus tard. J’ai essuyé une vraie tempête en retour, insultes et insinuations de toutes sortes de la part de cette personne très possessive ; comme je gardais mon calme, elle finit par tomber à court d’arguments. Une autre fois, j’affrontais une responsable de la paroisse, terrible entre toutes, qui trouvait que les scouts faisaient trop de bruit à la messe : je lui fis remarquer que cela valait mieux qu’ils ne s’y morfondissent, ou qu’ils n’y vinssent pas.

La gentillesse et la bonté sont un degré supérieur à la bienveillance. Cette dernière, nécessaire, offre un cadre serein à l’épanouissement des enfants dans un environnement affectif sécurisé : c’est vraiment nécessaire, mais parfaitement insuffisant dans une perspective chrétienne. En effet, on peut demander à un enfant s’il se sent à l’aise dans un accueil de scoutisme, et il répondra par oui ou par non ; mais la tendresse, le bras qu’on lui passe autour du cou (et pas ailleurs !), la surprise qu’on lui fait pour son anniversaire, ou encore les plaisanteries (plus ou moins) réussies de ses camarades, ne sont pas tant objectivables qu’elles touchent les cordes de son âme. C’est, en effet, le caractère spontané de ces émotions qui les rend efficaces : qu’on essaye de les répartir à l’avance sur un planning, et elles perdent tout efficience en sombrant dans le formalisme. Le cadre des activités scoutes est posé par la maîtrise, en application de la réglementation, de la pédagogie, et des autres préconisations très recommandables des autorités ; ensuite, ce cadre doit se remplir d’une peinture colorée et joyeuse.

Pendant ces secondes infinies où l’eau bouillonnait dans mes oreilles, alors que ma tête butait toujours contre quelque obstacle sans pouvoir regagner la surface, j’avoue avoir été submergé par une forte dose d’ironie plus que de panique. Était-ce le fait que, si noyade il devait y avoir, ce serait celle du responsable et pas l’un des enfants ? Ou la réalisation du mauvais pressentiment qui m’avait poursuivi avant le départ ? Toujours est-il que ce sentiment n’était pas d’une jubilation extrême : ce que nous demande Baden-Powell est exigeant. Je me laissai porter par le courant sans résister.

Comme le cormoran s’envole de la rivière, après avoir attrapé le poisson-chat, il se pose sur une branche, au-dessus des flots, pour avaler sa proie ; alors, satisfait de ses efforts, ses besoins rassasiés, il lisse ses plumes jusqu’à ce qu’elles luisent au soleil qui réchauffe le cœur : ainsi mon corps flottant émergea et je retrouvai la lumière. Les cris, tout d’abord, tout autour, me firent craindre un drame : il n’en était rien, ce n’étaient que les encadrants qui hurlaient, furieux que leurs consignes aient été mal reçues, ou mal données. Le groupe se rassemblait déjà sur la berge pour une autre épreuve de plongeon, et je les rejoignis tant bien que mal, titubant, crachant l’eau de mes poumons, et peu fier de ma prestation aquatique : quelques secondes après, on m’y jetait de nouveau. Les scouts, au retour, me remercièrent d’avoir conservé le sourire dans ces moments d’épreuve.

Je rends grâce à Saint Joseph pour ce camp qui s’est déroulé dans une joie fraternelle.

Père Canard

dimanche 15 septembre 2024

Les palmipèdes peuvent-ils voyager dans le temps ?


Pendant l’eucharistie, que nous célébrions en plein air, deux groupes d’oies sauvages nous firent la joie de leur survol, l’un au moment de la présentation des offrandes, l’autre de l’anamnèse. Comme le nombre d’oiseaux semblait identique dans les deux cas, Bri-Bri, qui avait trouvé le temps de les compter pendant le recueillement, me demanda avec anxiété si les minutes s’écoulaient toujours normalement, de peur que la célébration, prise dans une boucle temporelle, n’en finît jamais.

La messe dite, je la rassurai avec le fameux paradoxe du grand-père, qui nous interdit a priori le voyage dans le temps : si je vois mon ancêtre débarquer du passé, bien avant qu’il ait rencontré ma grand-mère, et que je le tue par mégarde, comment puis-je continuer à exister ? Ou bien, formulé différemment : si je remonte le temps de quelques heures ou même quelques minutes, comment est-ce que je coexiste avec une autre version de moi-même ? Sans même aborder le moyen de voyager à travers le temps (je ne sais déjà pas construire un poulailler, alors une telle machine…), il semble bien qu’une embardée de ce genre soit rendue impossible aux hommes par ses inextricables conséquences.

« Mais, demanda Palou qui connaissait ma passion, est-ce que c’est vrai aussi pour les palmipèdes ? »

Bonne question ! Prenons l'exemple d’une cane en train de chercher un endroit abrité pour construire son nid. Elle vole par-dessus des étangs, des forêts et des marécages à la recherche du site idéal, quand soudain, couac ! elle tombe dans une faille de l’espace-temps ! La voilà projetée deux ou trois jours en arrière. Comment réagit-elle, en supposant qu’elle s’en tire à peu près indemne ? Eh bien, rien d’autre que de se remettre à parcourir les lacs et les forêts pour savoir où poser ses œufs. En effet, les oiseaux n’ont pas la notion du temps et ils sont bien incapables de distinguer aujourd’hui d’avant-hier. Et si jamais, reprenant ses démarches, elle se croise elle-même, dans une version antérieure ? Rien d’extraordinaire : elle la prendra au mieux pour une congénère, au pire pour une concurrente sur le marché du logement. Les oiseaux n’ont pas, non plus, conscience de leur identité.

« Oui mais non, fit Gloria, si, là, deux versions du même oiseau, elles existent en même temps, il y a comme un problème, non ? »

Cela, c’est un humain qui le dit ! C’est-à-dire, un observateur averti du phénomène. Si je possède un canard dans mon jardin, et que d’un coup je le vois double, je peux effectivement me dire qu’il y a un souci. Mais dans la nature, peut-être bien que certains animaux sauvages sautent parfois un jour ou deux en avant ou en arrière, discrètement, et alors ? Si personne ne le remarque, personne ne s’en inquiète. D’ailleurs, cela pourrait expliquer pourquoi les sangliers qui dévastent fréquemment nos cultures sont si peu débusqués lors de la battue organisée les jours suivants, comme s’ils avaient soudain disparu : ils seraient retournés dans le passé se goinfrer à nouveau !

« Nan mais, se révolta Taco, au niveau de la matière, si on met deux fois le même canard côte à côte, là, et qu’on les force à se toucher, ça va faire un grand boum, non ? Une grosse explosion cosmique ! Parce que, les atomes, ils peuvent pas être à deux endroits pareils, j’ai vu ça en physique ! »

Imaginons donc, pour l’expérience, qu’on coupe la tête à nos deux palmipèdes divergents et qu’on la dissèque, chacune de son côté (c’est une expérience de l’esprit, évidemment, je n’irais jamais faire du mal à un oiseau, sauf pour le manger). De quoi est composé un crâne aviaire, au niveau élémentaire ? De calcium, pour l’os, plus quelques composants biologiques. Isolons le calcium uniquement, par quelque moyen chimique, pour simplifier, et réduisons-le en poudre dans deux récipients séparés, l’un pour la version future, l’autre pour le passé. Mélangeons maintenant les deux : aux abris ! Non, il ne se passe rien, pour une raison très simple : les atomes n’ont pas la mémoire du temps. En effet, quelles sont les quatre forces principales qui régissent la physique des particules ?

« La gravité, commença Gloria, la, euh… la volonté de Dieu ? La toute-puissance, tout ça ! L’amour ?

_ L’interaction forte, l’interaction faible, la gravitation et l’électromagnétisme, récita Palou toujours excellent en classe. »

Dans ces quatre relations fondamentales, les particules élémentaires sont indifférenciées : si on étudie leurs équations dans des conditions particulières pour un atome donné, on peut parfaitement remplacer celui-ci par un autre de même nature et de même état, le résultat est identique. L’information comme quoi la particule vient d’un bec ou d’un os, du futur ou du passé, de ce canard ou d’un autre, n’est pas intégrée au calcul ! Et nos deux petits tas de poudre contiennent des atomes de calcium tout à fait banals, stables, identiques les uns aux autres.

« Mais, réagit Gloria, il faut bien que l’info comme quoi il y en a un qui vient du futur ou du passé, elle soit notée quelque part ! »

Cette information, si elle existe, ne peut être portée que de deux manières : soit elle est extérieure à la matière qui constitue l’oiseau, et il existe, quelque part dans l’Univers, un compteur du nombre total d’atomes que ce dernier contient, qui déclenche une alarme dès qu’il y en a un peu plus ou un peu moins.

« Ouais, interrompit Palou, moi je connais un blaze, il est vigile. Toutes les cinq minutes, il faut qu'il compte les canettes, celles de Coca, dans le frigo du magasin, sinon elles sont chourrées, c’est chiant. Alors, tous les atomes de l’Univers… »

C’est peu probable, en effet ; soit, dans ce cas, l’information est portée par les particules elles-mêmes, donc elle doit se matérialiser par quelque fonction d’onde, corpuscule ou autre. Il faut alors quantifier l’information et la considérer au même titre que la matière et l’énergie, comme un composant fondamental de l’Univers : c’est possible, mais c’est une position osée en physique moderne. Si on ne la retient pas, alors deux versions temporelles du même animal peuvent très bien coexister, il n’y a aucun obstacle parmi les lois de la physique : c’est comme s’il était cloné.

« Donc, compléta Palou, puisque ça coince ni quand on descend au niveau des atomes, ni quand on réfléchit avec le canard lui-même, il peut voyager dans le temps, alors ? OK. Mais les humains peuvent pas, eux ? Seulement les canards ? »

Nous possédons, en effet, (un peu) plus d’intelligence que les canards, et c’est pour nous une situation embêtante si un autre nous-même vient subitement nous dire bonjour. Toutefois, pour étendre le raisonnement précédent, à partir du moment où on considère cet autre nous-même comme un gros paquet de particules, atomes, molécules, assemblés en une forme similaire à la nôtre, il n’y a plus d’autre divergence que celle de la mémoire de cet individu qui porte un futur, ou un passé, variable. Et c’est là qu’on comprend ce qu’est vraiment le voyage dans le temps : une rupture de la chaîne des causes et des effets qui nous porte depuis le Big Bang (ou la Genèse, c’est selon) à travers la création de la Terre, des formes de vie, de la longue lignée de nos ancêtres qui aboutit aux observateurs d’oiseaux que nous sommes, chacun avec son identité propre. Celui qui remonte le temps n’est plus lié par cette grande chaîne des origines : il s’en est arraché à l’instant du retour en arrière. Le temps, l’information et le principe de causalité sont intimement liés ; ils sont peut-être même identiques.

Bri-Bri avait abandonné depuis longtemps mon brillant exposé pour mettre les saucisses à cuire, car après la messe il faisait faim.

Père Canard