C’est, je
crois, dans la mythologie finnoise que l’Univers naît d’un œuf de palmipède.
L’oiseau majestueux se pose sur les bords d’un lac gelé et y dépose la matrice
de toute vie, d’où le reste du monde se déploie chaleureusement. Merveilleux
conte qui exalte les paysages nordiques ! Le canard pour sa part m’a
toujours impressionné par ses vertus : magnifique, agréable à la vue
autant qu’au palais, il nous chauffe de son duvet douillet et nous émerveille
de son envol saisonnier, par-dessus nos villes grisâtres avant et après l’hiver.
Parmi les
oiseaux, c’est juste ensuite le martinet qui tient dans mon cœur une place de
choix. Son adaptation à la vie aérienne est si poussée, qu’il ne se pose
quasiment plus que pour nicher. J’aimerais imaginer la suite. Posons
l’hypothèse que les quelques singes qui nous servirent d’ancêtres finirent dans
l’estomac de grands tigres, au lieu de ramasser un bâton pour se défendre
contre eux. Aucune espèce intelligente ne prend le pouvoir sur Terre, et les
oiseaux poursuivent paisiblement leur évolution. On verrait, peut-être, un
croisement de ces deux précédents volatiles, les palmes devenues inutiles se
déformant pour accueillir les œufs, abolissant ainsi le dernier ancrage qui les
liait encore au sol rugueux. L’oiseau total est né, il ne se perchera plus et
peut maintenant coloniser les hautes sphères.
L’évolution
avance, et comme dans tout milieu vierge, ainsi que ce fut le cas lorsque de
grouillants poissons émergèrent des océans au Dévonien, la diversification se
fait très vite entre espèces nouvelles, prédateurs et proies. La conquête des
altitudes les plus élevées répète à l’harmonique ce qui s’est passé lors de
celle des terres émergées. Les organismes s’adaptent et les espèces entrent en
compétition. Des symbioses se forment, entre volatiles mais pas seulement, des
microbes, champignons ou insectes profitant de l’occasion pour accéder aux
cieux sur ces passerelles vivantes.
Encore
quelques millions d’années, et ils peuvent se passer d’une source extérieure
d’oxygène pendant quelques temps, tout comme les dauphins et les baleines. Ils
se dotent de baudruches impressionnantes, qui accroissent d’autant leur
envergure. Les plumes se solidifient pour fortifier ces ballasts ; les
sens s’adaptent à la dépression stratosphérique. Les lichens, mousses et petits
arthropodes qui grouillaient à leur surface se replient derrière cette coque
protectrice : voilà un écosystème complet qui s’organise et s’isole du
monde extérieur, comme un tore de Stanford caché derrière un grand canard. L’hébergeur
pourraient même y trouver là sa nourriture, renouveler son oxygène, produire de
l’hydrogène pour s’alléger davantage ou se propulser, et moins ressentir le
besoin d’interagir avec l’environnement extérieur.
Imaginons
enfin une dernière étape où ils ne sont plus limités par le vide de l’espace, se
protègent des radiations et s’affranchissent progressivement de la gravité.
Tranquillement, une première espèce vient parader sur la Lune ; puis comme
de juste les prédateurs suivent, et la course les emmène de plus en plus
loin : Mars, Jupiter et ses lunes, puis au-delà.
En supposant
quelques instants que ma petite élucubration ornithologique soit vraie, cela
entraîne plusieurs conséquences que je m’amuse à imaginer.
Premièrement,
l’Univers est peuplé de baleines spatiales. Ces goliaths à la complexité
biologique infinie parcourent les galaxies en tout sens dans l’attente de
rencontrer un congénère, car le même processus peut aussi bien faire écho sur d’autres
planètes hospitalières. Ils ont développé des facultés supraluminiques, à moins
qu’ils ne se traînent tranquillement pendant quelques milliers d’années dans
une sorte de balance gravitationnelle, en demi-sommeil en attendant de
retrouver la chaleur d’une étoile. Ils peuvent même, pourquoi pas, bondir d’un
Univers à l’autre, ayant appris à écarter le canevas de l’espace-temps pour
papillonner entre différents lieux. L’imagination rend difficile à atteindre la
variété des capacités que la sélection naturelle offrirait à des êtres vivants
capables de se mouvoir dans l’espace par eux-mêmes ; en tout cas ils n’ont
nul besoin d’une conscience propre pour tout ceci. Ce sont des systèmes
autonomes, mais sans capacité de réflexion, ce ne sont pas des êtres
intelligents comme nous l’entendons. Il faut bien leur donner un nom : je
ne me rappelle plus hélas l’auteur ni le titre, mais un roman de
science-fiction qui abordait déjà cette hypothèse avait inventé le mot
« ayetrix » ; pourquoi pas, cela conviendra.
Autre
conséquence, qui nous concerne plus directement, nous ne sommes plus les
enfants chéris de Mère Nature. C’est l’ultime révolution copernicienne :
l’humanité, forte et fière de sa conscience d’elle-même, s’imaginait comme
l’aboutissement glorieux du processus de sélection. Plus généralement, nous
voyons comme inexorable l’apparition d’une espèce intelligente au fruit de la
complexification de l’arbre de vie au cours du temps, et nous étendons ce
raisonnement aux autres astres en nous demandant si nous sommes les seuls
enfants des étoiles. Nous nous disons, si ce n’avait pas été nous, ç’auraient
pu être les cétacés, ou les poulpes, qui auraient pris le pouvoir sur Terre. Manqué :
nous voilà jetés hors du berceau doré, et à la place, on y trouve une volaille stupide
et gonflée ! Nous n’avons rien du fils prodigue, nous ne faisons même plus
partie de la maisonnée : non, nous sommes à peine la fouine dans le
grenier. L’indésirable, celui qui n’est doté de rien et qui n’a pour lui que ce
qu’il réussit à dérober, c’est en un mot, le parasite : il n’a jamais été
prévu au programme. Comme espèce douée de conscience, nous ne sommes le
résultat que d’un déraillement de l’évolution.
On peut
définir la téléologie comme la direction prise par la sélection naturelle, sans
qu’aucune forme de volonté n’influe sur le résultat de cette évolution :
une direction sans intention. C’est, dans ma perspective, l’envoi dans l’espace
qui en est l’apothéose. La vie conquiert d’abord les océans sous forme
microbienne, puis se déploie en des incarnations multiples, puis avance sur les
terres, invente le vol, trouve le fuselage qui convient le mieux pour s’élever
de plus en plus haut et enfin se libère de cette coquille planétaire pour aller
voir ailleurs. (Je n’en déduis pas nécessairement que la vie essaime uniquement
de système planétaire en système planétaire, sans apparaître parallèlement en
quelques endroits : c’est un peu comme la question de l’œuf et de la poule
à plus grande échelle, il faut bien commencer quelque part.) En tout cas, pas besoin d’intelligence
là-dedans. Dans l’équation de Drake, c’est le cinquième coefficient, celui qui
dirige l’apparition d’une civilisation sur une planète propice à la vie, qui
tend vers zéro : non seulement il n’y a pas de copains ailleurs dans
l’Univers, mais nous ne devrions pas nous y trouver nous-mêmes. Autrement dit,
c’est un principe anthropique nul : les constantes fondamentales de la
physique et autres caractéristiques des particules élémentaires sont en effet particulièrement
adaptées au déploiement des formes de vie, mais pas spécialement de la
nôtre !
Je me déplace
sur le terrain social et politique pour bien comprendre les implications de ce
fait. En tant qu’héritiers de Mère Nature, nous étions délégataires de la
conservation du bien commun. Dans la Genèse, Dieu donne autorité à Adam et Eve
sur les différents animaux et plantes ; et dans la vision militante
actuellement en vogue, nous portons une responsabilité vis-à-vis de la
préservation de l’environnement dont nous sommes issus, comme un enfant devenu
adulte doit protéger ses parents bien-aimés. C’est devenu un argument en faveur
de ce qu’on appelle en politique la transition écologique. Mais, si nous ne
sommes plus les héritiers présomptifs, tout change : étant dégagés de
notre destinée, nous sommes également libérés de notre charge, c’est-à-dire que
nous sommes infiniment libres. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut
détruire les écosystèmes à tout va, ni de contester les rapports du GIEC :
nous continuons à subir les conséquences de nos actes, et tant que nous serons
coincés sur notre petite Terre, nous risquons toujours de manquer d’air pur.
Mon point est simplement que nous n’avons plus qu’une responsabilité empirique
et non morale ! Si nous gérons mal les ressources limitées de notre
planète, nous ou nos enfants risquons de perdre en qualité de vie, mais c’est
une conséquence de nos choix, pas une culpabilité transcendantale. S’il y a un
coupable, c’est celui de nos ancêtres qui a lancé le processus en ramassant le
fameux bâton pour en faire une lance, mais aucun glaive divin ne viendra jamais
nous en châtier. Le Grand Architecte, s’il existe, n’avait rien planifié
d’autre pour l’Univers qu’un poulailler.
La similarité
me frappe entre la notion de péché telle qu’on la trouve dans les religions
monothéistes, avec toute la dimension du jugement dernier qui va avec, et puis du
Salut individuel ou collectif, et les menaces eschatologiques que font peser
sur nous les perspectives climatiques. Le pollueur est-il un pécheur ?
Encourt-il une conséquence spirituelle pour avoir dégradé l’environnement,
au-delà des répercussions purement d’ingénierie climatique telles que la montée
des eaux ? La même harmonique se retrouvait avec la bombe atomique pendant
la guerre froide, finalement : cette idée qu’une oppression grandiose nous
dépasse et peut nous frapper à tout moment, anéantissement nucléaire,
catastrophe climatique ou dies irae. Peut-être même qu’il s’agit là d’un ciment
indispensable à toute civilisation, une épée de Damoclès obligatoire pour ne
pas sombrer dans la barbarie et le chaos en l’absence d’une menace sourde… mais
cela voudrait dire que la morale est le principal obstacle à la liberté.
Tout cela ne
part bien sûr que d’un pur exercice intellectuel d’ornithologie. Il n’est pas
dit qu’on trouve un jour des palmipèdes de la taille de Ganymède flottant dans
le vide. Je voulais simplement souligner qu’il ne faut pas aborder les
problématiques environnementales par le côté oppressant, mais d’abord découvrir
la nature et l’apprécier tout en voulant la protéger ; de la même façon le
bon chrétien donne aux pauvres par charité et par amour du prochain, et non
parce qu’il se sent coupable d’être riche.
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