Voilà un sujet
qui, a priori, n’a pas grand’chose à voir avec les canards sauvages. Et
pourtant ! Les innombrables cancans que j’entends perpétuellement à ce
propos de la part des parents, adultes ou responsables scouts, me laissent à
penser qu’en discuter ouvertement donnerait lieu à un débat encore plus
virulent que s’il était organisé entre palmipèdes. On se vole facilement dans
les plumes au nom du temps d'écran, et quiconque essaye d’argumenter une opinion un peu
dissonante, tombera vite sur un bec ! Plus sérieusement, ce sujet
nécessite d’exercer, de manière à développer des arguments un minimum constructifs,
une qualité identique à celle nécessaire à l’étude des oiseaux :
l’observation attentive.
Qu’observe-t-on,
en effet, si on laisse les adolescents utiliser leur téléphone pendant un camp
scout ? Que premièrement, ils restent souvent en relation très étroite
avec leur famille, ou plus précisément, que ce sont leur parents qui refusent
de couper le lien ! C’est l’un des risques : que la famille fasse fi
de la maîtrise pour donner directement des consignes aux enfants, ou leur
transmette des informations de nature à perturber le bon déroulement du camp.
Il m’est arrivé de retrouver une jeune fille en pleurs au milieu des
tentes : sa grand-mère venait de décéder, les parents l’en avaient
informée sans prendre la peine d’en avertir les chefs ! C’est pourquoi je
demande toujours aux familles, lors de la réunion d’information qui précède le
camp, de signer une sorte de charte de bonne conduite qui reconnaît
l’investissement des bénévoles que nous sommes. Ce n’est pas parfait comme
solution, mais cela évite bien des dérapages.
Autre risque,
que la consultation de leurs fils d’actualités les empêche, le soir venu, de
bien s’endormir ou de bénéficier du temps de repos nécessaire, alors qu’un camp
scout est généralement très exigeant physiquement parlant. C’est un souci, je
le reconnais, les premières nuits ; mais ensuite, une fois que la
dynamique du camp est lancée, l’aventure prend le dessus (si le camp est bien
conçu, évidemment). Les tentatives de démâtage et autres expéditions nocturnes
sont tout aussi difficiles à gérer pour les chefs qu’avant l’avènement des
portables ! Sans compter la fatigue qui s’accumule, et qui favorise
l’endormissement si la maîtrise est ferme sur le maintien de l’heure du lever.
Un autre point
concerne l’accès à la bibliothèque universelle. On ne peut plus, à mon grand
regret, les faire croire au dahu : ils vérifient immédiatement ce qu’il en
est sur leurs téléphones avant même que l’activité ne commence. Malraux anticipait
un musée imaginaire, qui reprendrait l’ensemble de la culture est des
connaissances humaines, accessible à tous, comme témoin de l’immortalité de
notre civilisation ; nous y sommes, même si c’est la technologie et pas le
progrès social qui nous y a menés ; c’est tant mieux quand même, je crois.
Il n’empêche que pour les scouts, cela a deux conséquences pratiques : d’une part,
la crédibilité de la maîtrise est très facilement remise en cause. Les chefs ne
sont plus des sachants tout-puissants, mais des individus ordinaires soumis à
l’imprécision, à l’erreur, et donc à l’humilité de leur savoir : tant
mieux aussi ! D’autre part, il n’est plus vraiment possible de plonger les
enfants dans un imaginaire qui tienne toute la durée du camp : qu’on leur
annonce qu’on a enlevé le Président de la République, ou que les
extraterrestres ont débarqué, et ils démasquent immédiatement l’imposture. On
bascule donc vers une thématique de camp, sorte de fil rouge qui lie les
activités entre elles, plus que sur un rêve qui marquait une parenthèse dorée
dans la torpeur de l’été : ce qu’on perd en dramaturgie, on le regagne d’autant
en authenticité dans la relation, ce qui n’est pas plus mal pour rendre de
jeunes adultes plus responsables.
Reste la
question des rapports humains, avec toute la violence qu’elle dégage. Je suis
d’accord qu’il y a un problème lorsqu’on constate que l’un des scouts est seul, isolé
avec son téléphone, sans échange avec ses camarades ou sinon le strict
nécessaire, et que cela se poursuit sur la durée du séjour. Cela m’est arrivé
parfois, sur les camps que j’ai encadrés ; le plus souvent, en discutant
avec la personne concernée, on se rend compte d’un mal-être qui dépasse
largement le cadre du scoutisme. La priver de son téléphone est du même ordre qu’enlever
sa canne à un aveugle : on ne résoudra pas la cause première de son
comportement, mais au contraire on risque de provoquer des réactions brutales
ou désespérées, comme des fugues ou pire, auxquelles nous autres bénévoles
sommes bien en peine de faire face. Je n’ai pas vraiment de réponse sur de tels
malaises, n’étant pas psychiatre ; je crois simplement me souvenir que
Baden-Powell nous demandait de partir de ce qu’est l’enfant, avec ses qualités
et ses défauts, plutôt que de ce qu’on voudrait qu’il soit. J’essaye donc,
modestement, sans confisquer le portable, d’inclure la personne concernée dans
les activités prévues, en comptant sur l’affection de ses camarades et le vécu
du camp pour réduire un peu son addiction ; parfois cela fonctionne, et on
ne me retirera pas la satisfaction que j’ai pu ressentir lorsque les jours
passent et que ce gosse perdu reste de plus en plus longtemps à discuter autour
du feu.
Quant aux
autres, ceux qui utilisent leur téléphone comme moyen de socialisation, je ne
me fais aucun souci : ils se montrent des images et des vidéos en se
regroupant autour du portable de l’un d’eux, tout comme ils le font lorsqu’ils
découvrent une couleuvre ou un hérisson pour la première fois au détour d’un
chemin. Il y a quelques années, ils jouaient aux cartes par petits groupes lors
des temps calmes, là ils commentent les derniers médias : c’est bien
pareil.
Une alerte
récurrente, enfin, concerne la diffusion des images et les risques d’accès aux
photos du camp à des personnes mal intentionnées. Les scouts sont parfois en
petite tenue, lors des douches et des bains ! Si le souci était avéré il y
a quelques années, au début des réseaux sociaux, j’observe que les ados
d’aujourd’hui en maîtrisent parfaitement les codes. Ils savent verrouiller la
consultation de leurs photos privées, y compris aux chefs ! Et un simple
rappel sur ce point au début du camp suffit à réduire amplement ce risque.
Pour terminer,
et avant que les nostalgiques du scoutisme avant le portable ne me tombent sur
le coin du bec, j’ai pu constater plusieurs avantages à son utilisation. Il
existe des applications pour identifier les plantes sauvages, les cris
d’oiseaux et d’autres éléments naturels grâce à l’intelligence
artificielle ; on peut compléter (allons-y doucement) l’utilisation des
cartes IGN grâce à un abonnement qui les reproduit, légalement, à l’écran, et
avec le GPS en plus ; le soir venu, on peut aussi identifier les
constellations ; lors des concours cuisine, une tradition sur les camps,
ils ont accès à des recettes variées et bien plus riches que par le passé…
Lors du camp
de cette année, nous étions en partenariat avec une association qui nous
proposait des activités sur différents sites autour du lieu de vie, parmi un
public nombreux et autant de touristes. Les scouts étaient donc dispersés, lors
de leurs services, sur plusieurs hectares parmi une foule dense. M’imagine-t-on
avec mon sifflet, appeler au rassemblement lorsque de besoin, parmi les ruelles
du village et les allées des champs, attirant à moi les groupes épars un à un
tel le joueur de flûte de Hamelin ? Eh bien, nous avons osé des
rassemblements par WhatsApp, et j’ai vu que cela fonctionnait plutôt pas mal.
Voici donc que
je considère le téléphone portable non pas comme un mal ou une nuisance, mais
comme un outil : comme tout instrument, il n’est ni bon ni mauvais en soi,
mais sa valeur dépend de l’usage que l’on en fait. Le scoutisme, s’il se veut
un vecteur d’éducation, doit intégrer dans ses pratiques ce qui fait le
quotidien des enfants d’aujourd’hui ; la méthode scoute est toujours aussi
pertinente, sachons adapter sa mise en œuvre au contexte de notre époque.
Père Canard
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