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dimanche 2 juin 2024

Du projet pédagogique

 

Le camp d’été des scouts approche. Comme chaque année, c’est un moment de grande… paperasserie, avec de nombreux certificats et autres attestations à obtenir pour être dûment autorisés à camper. Canards, jolis canards, qui vous posez où et quand il vous plaît, comme je vous envie !! Je compare souvent les scouts aux palmipèdes, car ils ont beaucoup en commun : tels des migrateurs, ils partent, aux beaux jours, vers des horizons nouveaux, là où le soleil les appelle. Tout comme les oiseaux d’élevage, on les regroupe par tranche d’âge, ils s’agitent, crient et mangent beaucoup ! Et d’eux monte un chant qui raconte bien des choses, dans une langue qui leur est propre, mais qui ressemble quand même à un caquetage…

Contrairement à ce que le grand public pourrait imaginer, un camp scout ne s’improvise pas. Longtemps préparé à l’avance, vérifié, agréé, le dossier du camp est ensuite déclaré auprès des autorités compétentes, alors que son programme fait l’objet d’une validation interne ; tout est ensuite approuvé par la préfecture d’accueil. Une réglementation volumineuse, faite d’articles et de codes, encadre le déroulement des activités, et les chefs comme moi-même sommes sujets à plusieurs obligations et contrôles. La sécurité des mineurs accueillis est assurée par un cadre strict, surtout après une série d’accidents malheureux ces dernières années. Toutes ces mesures sont vraiment nécessaires, car elles garantissent la confiance des familles qui nous laissent la responsabilité de leurs enfants.

C’est dans le domaine pédagogique que je suis un peu plus critique. Pour prouver l’intérêt du camp et ce qu’il va apporter aux mineurs accueillis, on nous demande de rédiger un projet qui explique en quelques points les objectifs à atteindre. La plupart des mouvements scouts, d’ailleurs, se dotent d’un projet éducatif qui explique, à un niveau plus large, leur vision d’une éducation aboutie à travers le scoutisme et le guidisme ; le projet utilisé sur le camp n’en est qu’une déclinaison à plus petite échelle. En soi, cette démarche n’est pas mauvaise, car elle permet d’encadrer ce qui va se passer pendant le camp et d’éviter les débordements. Elle relève de ce qu’on appelle en éducation une propédeutique, c’est-à-dire une construction préparatoire à un enseignement plus avancé : dans mon cas, celui des grands adolescents, le dossier de camp est souvent préparé en commun avec eux pour leur apprendre la démarche qu’ils devront assumer eux-mêmes plus tard, s’ils deviennent chefs ou cheftaines.

J’ai besoin d’étendre un peu cette définition, car je n’ai pas trouvé de mot adéquat pour exprimer le concept que voici. Appelons donc propédeutique, par extension, une démarche éducative qui utilise la méthodologie du projet pour parvenir à un résultat souhaité chez la personne éduquée. Comme dans tout projet, on définit des paliers de progression ou jalons, des délais, et on met en face des moyens ainsi que des indicateurs pour mesurer l’atteinte des objectifs. Par exemple, si l’on souhaite apprendre à un scout à construire une épuisette à papillons, on va d’abord lui faire faire des nœuds, puis lorsqu’il maîtrise les techniques de cordage et qu’il peut lier un filet, on lui fera ajouter un manche ; enfin, on organise un concours de la plus belle épuisette où on attribue des récompenses sous forme de bonbons.

Mais voici ma première critique : le projet est issu du monde de l’entreprise. Puisque les dirigeants bénévoles des mouvements d’éducation populaire sont assez souvent des cadres supérieurs, on peut supposer qu’ils ont reproduit et généralisé de façon naturelle ce dont ils ont l’habitude en contexte professionnel ; mais la transposition est-elle aussi simple ? Ce qui est efficace pour élaborer une voiture ou un logiciel ne l’est pas forcément pour éduquer un enfant ; à moins d’adhérer complètement à la thèse du fonctionnalisme, dont on connaît la brutalité.

Deuxième critique : c’est impersonnel. Les dossiers de camp en ligne sont conçus de telle façon qu’on peut parfaitement substituer un chef ou une cheftaine par un autre, ou ajouter ou retirer des scouts d’un simple clic. Or, derrière le nombre de participants, se cachent des personnes qui ont un attachement les unes aux autres, une histoire commune. Je n’ai pas 5, ou 20, ou 30 scouts et guides : je suis le chef de Gloria, Taco, Palou, Bri-Bri et quelques autres, nous avons vécu des choses ensemble et appris à nous faire confiance. Si on devait subitement leur imposer mon renvoi pour un autre chef qu’ils ne connaissent pas, même s’il est mieux formé ou meilleur que moi (ce qui doit pouvoir se trouver), j’ose espérer qu’ils claqueront du bec pour protester. De la même manière, nos aventures s’ouvrent fréquemment à des nouveaux qui n’ont jamais campé : cela demande un accompagnement et une attention particulière.

Troisième critique, celle qui me hérisse le plus les plumes : cette façon de procéder ne laisse aucune place à la grâce. Je ne reviens pas sur la sécurité, qui est indispensable ; je comprends aussi très bien le besoin de rationnaliser et de mettre en visibilité la proposition du mouvement ; mais s’il n’y a que ça, mon Dieu ! Quels camps tristounets ! On ne peut pas enfermer l’Esprit dans un déroulement préparé à l’avance, aussi soigné soit-il : il nous dépasse et nous emporte toujours. Dieu surgit à l’improviste dans une rencontre, dans un paysage luisant de la rosée du petit matin ou encore dans cette main tendue pour t’aider à remuer la soupe. Toutes les fiches de préparation des « temps spi » sont comme des épuisettes à papillons tendues vers les étoiles : on ne retient Dieu qu’avec son cœur, ou bien on n’en retient pas grand’chose.

Et si l’on n’est pas croyant ? Ma définition de la propédeutique n’a que peu d’intérêt si on ne la confronte à une forme de maïeutique. Voici un exemple : un jour de camp, se trouvait dans le voisinage un sculpteur sur pierre, qui n’avait jamais fréquenté les scouts. J’ai initié la rencontre, il y eut double déstabilisation : l’artiste n’avait pas l’habitude du public auquel il s’adressait, et mes scouts, de bonne famille pour la plupart, n’avaient aucune idée de ce qu’est la vie d’artiste. Ce fut un choc et une destruction des préjugés ; puis de ces ruines émergea une discussion passionnante. Je n’avais pas anticipé cette rencontre, mais lorsqu’elle s’est avérée possible, j’ai eu l’intuition qu’elle pourrait porter des fruits intéressants. Hasard, intuition et destruction sont des caractéristiques d’une telle démarche. Pour bien apprendre, il faut d’abord admettre qu’on ne sait pas, et en particulier, qu’on ne sait pas ce qu’on deviendra plus tard.

Je n’invente évidemment pas trois pattes à un canard : la tension éducative fondamentale est bien connue des pédagogues plus savants que moi. Faut-il aborder une éducation du point de vue de l’enfant, ou des buts poursuivis ? Difficile d’en étendre mon interprétation au-delà de ce que j’ai expérimenté, c’est-à-dire un mouvement scout ; mais là où je suis embêté, c’est que plus je reprends ce que nous a laissé Baden-Powell, plus j’ai le sentiment qu’il penchait vers le premier terme du paradoxe. Ma lecture de notre fondateur est qu’il nous demande de partir ce que sont les scouts et les guides, pas de ce que nous voudrions qu’ils soient ; cela dit, il faudrait que je mette la main dans quelque bibliothèque sur un exemplaire des Routes du succès pour m’en faire une opinion véritable. L’ouvrage n’a pas été réédité en France, à ma connaissance.

Encore une fois, le dossier de camp n’est ni absurde, ni superflu : il est complètement nécessaire, mais je dis simplement que si on ne s’en tient qu’à lui, on ne tirera parti au mieux que de la moitié de l'immense potentiel d'un camp.

 

Père Canard

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