Les œufs des canes éclosent, selon les races et les sous-espèces, entre 26 et 30 jours après la ponte (les oies étant un peu plus grosses, elles mettent 2 à 3 jours de plus). Ensuite, les juvéniles se développent pour atteindre la taille adulte généralement au bout de 7 semaines. Dans la nature, beaucoup de variables interviennent dans le processus de croissance : météo, abondance de la nourriture, prédateurs… Dans un élevage, au contraire, ces facteurs sont très contrôlés afin d’optimiser le rendement. En discutant avec des producteurs de viande et de foie gras, je me suis vite rendu compte des différences d’approche selon la taille de l’exploitation. Un incubateur industriel, par exemple, qui fournit la filière en canetons, va probablement déclasser tous les œufs non éclos au bout de 28 jours : tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à se dépêcher ! Ils finissent au broyeur. De même, les canetons qui ne grossissent pas assez vite une fois chez l’éleveur sont assez brutalement écartés. A l’inverse, je demandais à un exploitant familial, qui produit par lots en petites quantités, au bout de combien de jours il laisse ses oiseaux sortir de la volière des premiers jours pour aller s’aventurer plus loin : « Ben, quand ils sont prêts ! » répondit-il, un peu étonné par la question.
Comme chaque fois que j’observe des palmipèdes, je ne peux m’empêcher de noter l’analogie avec les scouts. La plupart des mouvements de scoutisme et de guidisme s’organisent en branches, où l’enfant est dirigé selon son âge : entre 8 et 11 ans pour les louveteaux et les jeannettes, puis selon qu’on est ou non en méthode unitaire, on franchit encore un ou deux paliers avant d’atteindre l’âge de la plus grande autonomie, chez les routiers ou compagnons. La plus étonnante contradiction concerne la progression personnelle qu’on souhaite développer chez l’enfant. En effet, un système de badges et de récompenses permet de mesurer les efforts entrepris, jusqu’à compléter une sorte de camembert pour indiquer qu’on est prêt à passer à l’étage supérieur.
Le couac
apparaît lorsque, pour des raisons variées (absences, maladie, manque
d’investissement…) l’enfant n’a pas effectué toutes les actions attendues alors
qu’il a l’âge de passer à la branche suivante. Chez les scouts, le redoublement
n’existe pas. Les chefs et cheftaines doivent alors choisir entre arranger le
passage en trichant un peu avec les objectifs de progression, ou bien acter
clairement l’incomplétude du parcours tout en félicitant l’enfant pour sa
montée vers les plus grands : dans les deux cas, la crédibilité de la
méthode en prend un sérieux coup sur le bec. De même, on ne saute pas de
classe : si un enfant a terminé tout son programme un an ou même deux
avant d’atteindre l’âge requis pour avancer, il doit patienter quand même.
L’idée selon
laquelle tous les enfants progressent à la même vitesse est un peu folle.
Certains sont plus vifs et intelligents, tandis que d’autres ont besoin de
davantage d’accompagnement. Pour ne pas tomber dans un débat sur l’inné et
l’acquis, derrière lequel il y a bien sûr la question des origines sociales,
disons simplement que c’est un mélange des deux. Cependant, même si j’en rêve,
je sais bien qu’individualiser davantage la progression serait difficile :
les contraintes réglementaires, par exemple, reproduisent ces couperets par
année de naissance et font qu’un camp d’été qui accueillerait des enfants avec
une amplitude d’âge importante serait difficile à autoriser.
Et pourtant,
je soutiens que, même de façon générale, il est essentiel de différencier l’âge
et la maturité. Le gouvernement, pour des raisons pratiques, a choisi un âge
limite à partir duquel une personne est considérée comme majeure ; mais
cela ne signifie nullement qu’un changement magique de métabolisme ou de
capacités intellectuelles se produise de façon soudaine au dix-huitième
anniversaire. C’est, simplement, une moyenne : certains enfants sont
parfaitement autonomes et raisonnent déjà comme des adultes à quatorze ou
quinze ans, tandis que d’autres ne savent toujours pas se servir des palmes qui
leur servent de mains passé la trentaine. La limite automatique des dix-huit
ans (d’autres pays retiennent vingt ou vingt-et-un) a été établie principalement
pour deux raisons : égalité et simplicité ; or l’égalité ici est une
ânerie, et même quelque chose de dévoyé, puisqu’appliquée de cette façon elle
retire tout mérite au passage à l’âge adulte. C’est la définition qu’on a d’un
adulte qui doit être la même pour tous, le moment où on y parvient étant
quelque chose de contingent.
Reste la
simplicité. On peut comprendre qu’aux époques précédentes, les impératifs
régaliens, notamment de la conscription, n’aient pas laissé place à beaucoup de
délicatesse dans le traitement des générations nouvelles. Napoléon avait besoin de soldats, et peu de temps pour faire le tri : on utilisa le tirage au sort. Néanmoins, je
prétends que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous disposons d’outils
cognitifs et d’une facilité dans la circulation de l’information suffisamment
avancés pour nous permettre d’évaluer beaucoup plus finement la progression
vers l’âge adulte, y compris de manière individuelle.
C’est pourquoi
je suis favorable à un basculement vers la majorité civile qui ne soit plus
automatique, à un âge donné, mais acté selon des critères objectifs qui seront
communs et connus de tous. On peut citer, dans une liste non exhaustive :
l’obtention du bac, le permis de conduire, un contrôle de santé poussé, des
épreuves sportives dont la natation, un brevet de secourisme, une formation
militaire de base, la déclamation de notre hymne national en public… Chaque enfant
pourra demander à passer ces épreuves lorsqu’elle ou il se sent prêt. C’est un
jury populaire, créé pour l’occasion, qui pourra valider l’obtention des
éléments requis et remettre formellement un certificat de majorité au nouvel
adulte, lors d’une cérémonie patriotique et joyeuse.
Il faudra, évidemment, prévoir des adaptations pour les cas de force majeure : personnes handicapées, nouveaux arrivants sur le sol national, faibles revenus ne permettant pas une bonne préparation à toutes les épreuves… De plus, on devra, dans un premier temps au moins, distinguer majorité civile et sexuelle, afin d’éviter toute critique tendancieuse de la présente proposition. Il restera, enfin, à traiter le cas de ceux qui n'atteindront jamais le niveau requis, ou qui le refuseront : éternels mineurs, réfractaires ou simplement paresseux, ils passeront leur vie aux dépends de la société et devront toujours en accepter les directions. On pourra leur imposer de force, par un jugement éclairé, la majorité ainsi qu'une peine compensatoire.
Malgré ces
inconvénients, je reste persuadé que la mesure marquera un progrès vers une
société plus égale et plus juste. Elle permettra aux plus doués d’exprimer
leurs talents dès qu’ils en sont capables, tout en ouvrant la voie à des
condamnations beaucoup plus sévères envers ceux qui les utiliseraient à mauvais
escient : face à la justice, ils ne bénéficieront plus de l’excuse de
minorité. De plus, la quête d’une indépendance obtenue par ses propres efforts
donnera une perspective et du sens à la période de l’enfance, sans parler du
rite de passage à l’âge adulte, que notre société contemporaine a supprimé,
mais qu’on retrouve avec raison dans nombre de cultures premières. Enfin, cette
mesure pourra être soumise au referendum, afin d’ouvrir un large débat sur la
responsabilité des citoyens majeurs vis-à-vis de la nation.
Cette humble proposition ne
reflète que mes conjectures personnelles résultant de l’observation des
oiseaux.
Père Canard
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