Alléluia ! J’aurai
peut-être assez de jours de congé, cet été, après le camp scout, pour partir en
pèlerinage au Mont-Saint-Michel : les vacances s’ouvrent à moi avec l’idée
d’un bel itinéraire sur nos chemins de France. Pendant que d’autres exulteront sous
la flamme olympique, j’irai chercher un feu plus solitaire. Le nez au vent, la
tête dans les nuages, je guetterai les cormorans sur les berges de la Risle, de
l’Orne et de la Sélune. Puis, ce sera la baie d’Avranches, ah ! Avranches
et ses tadornes de Belon ! Tout le long, des calvaires aux chapelles perdues
dans les champs, j’élèverai chants et louanges pour cette nature si belle. Et
enfin, au bout du voyage, lorsqu’apparaissent les pointes de l’abbaye lancée
au-dessus des flots, si Dieu le veut, parmi quelques touristes, j’entendrai
dire la messe.
Un pèlerinage est une marche sans objectif. Si mon seul but est d’arriver au Mont, ou à Saint-Jacques-de-Compostelle, faire un selfie et manger une glace devant l’église, je n’ai qu’à prendre un avion, un bateau ou un train : c’est beaucoup plus efficace que de traîner les pattes pendant des jours entiers. Bien sûr, on fait généralement des plans avant de partir : la durée des étapes, les lieux de couchage, etc. mais en se mettant en chemin, l’âme n’est pas tant dans l’expectative du confort de l’hôtel ou de la ponctualité du bus. Ce sont les paysages, les aventures vécues, les rencontres sur le trajet, et le dialogue avec Dieu, qui pétrissent le pèlerin. Ces éléments sont, par essence, imprévisibles : ils n’entrent pas dans une logique d’évaluation ou de retour sur investissement. C’est le trajet qui est important, pas l’arrivée.
Quasiment
toutes les démarches, aujourd’hui, relèvent du projet et non de la grâce. Si je
veux, par exemple, passer le permis de chasse, je vais prendre des cours et
préparer les examens dont les critères sont connus. Pour cela, je me donne des
moyens : je fixe un budget, un calendrier, je prépare des jalons intermédiaires
de ma progression et je les mesure. Enfin, je passe l’épreuve théorique, puis
pratique, qui tranchent de manière binaire entre mon succès ou mon échec : il
n’y a pas de place pour l’incertitude. La composition même du mot pro-jection
révèle ce pont tendu entre le futur idéalisé (l’objectif) et l'incomplétude du
présent (la mise en œuvre, les moyens). Nous vivons en tension, dans l’attente
de ce qui n’est pas achevé mais doit l’être, sauf erreur de notre part. Qu’il
s’agisse de faire ses courses, ses études, d’acquérir un fusil de chasse adapté
ou même d’attendre un enfant, tout est devenu affaire de nombres,
d’indicateurs, de précision et d’évaluation des objectifs. On ne laisse rien au
hasard, sinon c’est une faute.
Un pèlerinage n’est
pas un projet. Il n’y a aucun sens à demander à un pèlerin quelles sont ses
attentes. S’il le savait, il n’aurait pas besoin de partir ! Certaines agences
de tourisme, pourquoi pas, organisent des parcours clés en main pour celles et
ceux qui n’ont pas envie de se préoccuper de la logistique ; soit, mais que
mettre dans le questionnaire d’évaluation, à l’arrivée ? Que veut-on jauger ?
S’ils ont rencontré Dieu sur la route, ou si la marche a affiné leur âme ? Et
dans le cas contraire, qu’est-ce que l’agence peut y faire ? Ou bien, on évalue
seulement les conditions matérielles : si le lit était confortable, si le pâté de
campagne était bien assaisonné… Très bien, mais si un pèlerinage se résume à
cela, on passe un peu à côté de l’essentiel.
Qu’est-ce qu’un
pèlerinage, au fond ? C’est d’abord se faire petit, tout petit devant Dieu
et le monde qui nous entoure, et accepter qu’on ne maîtrise pas ce qui vient à
nous sur la route. Il faut se laisser porter par la main, s’abandonner au
destin. D’autre part, un pèlerinage est unique : si j’effectue le trajet
une seconde fois, le vécu sera différent. On ne peut pas le simuler en
laboratoire, ni en réalité virtuelle, où tout est déjà paramétré. Et puis, au
retour chez soi, il faut relire ce qu’on a vécu : ce n’est que par la
prière et le discernement qu’on profite de la pleine expérience du voyage, qu’on
approche un peu plus les mystères de la vie.
Je comprends
parfaitement l’investisseur qui veut évaluer ses risques et ses gains
potentiels avant d’engager de l’argent dans une entreprise ; mais, lorsque qu’un
retraité passionné cultive son jardin, par exemple, il n’en attend rien d’autre
que le plaisir de voir ses fleurs pousser de ses mains. Faute de quoi, il lui
suffit de payer un jardinier ! Je ne vois que deux domaines, à part le
spirituel, qui échappent encore à cette mécanique du rationnel et de l’efficacité
: l’art, d’abord, puisque par définition, si l’artiste avait une idée claire,
précise et aboutie de son œuvre avant de la réaliser, on n’aurait plus besoin
d’elle ou de lui ; et deuxièmement, la science fondamentale. La trame intime de
l’Univers reste encore à découvrir, par conséquent tout financement d’une équipe
visant à l’explorer, même pour conforter une théorie largement plausible,
correspond à un risque inconnu de viser à côté de la cible ; et je rappelle que
beaucoup de grandes découvertes scientifiques ont été faites par hasard.
Il y a donc
deux moyens concurrents d’accomplir quelque chose ; ou plutôt, soyons
prudents, il y en a au moins deux, car il en existe peut-être encore d’autres,
que ma cervelle d’oiseau n’arrive pas à distinguer. D’un côté, le triptyque
objectifs-moyens-indicateurs, est, de nos jours, largement, le plus répandu ;
et de l’autre, l’abandon à la providence et au hasard. Dans le premier cas, je
sais à l’avance ce que je veux obtenir, et je construis la démarche qui va en
faciliter la réalisation ou l’apprentissage. Dans le deuxième, j’ignore ce que
je vais obtenir et je laisse la réalisation œuvrer par elle-même, après avoir
admis qu’elle me dépasse.
Il est tentant
de croire qu’une fois devant Saint Pierre, au bout d’une vie bien remplie,
voilà qu’on nous déroule une longue liste de cases à cocher pour valider ce qui
fut accompli : le mariage, l’achat de la maison, de la voiture, la
réussite professionnelle… Voire, pour les plus charitables, le nombre de
pauvres qu’on a aidés, les sommes données aux diverses organisations bénévoles,
etc. A partir de ces éléments, Saint Pierre n’a plus qu’à sortir une grande
calculette pour déterminer notre pourcentage de réussite et afficher l’indicateur
final, ultime, de toute notre existence, qui nous permettra de passer ou pas la
grande grille toute dorée. Suspense… 67% ! Tu peux rentrer ! 49,1% ?
Pas de chance : l’escalier qui descend est là-bas ! Pauvre Saint Pierre,
le voilà transformé en comptable…
La vie tout
entière que nous menons ici-bas tient bien davantage du pèlerinage que du
projet. Si c’était un projet, qui en déterminerait les objectifs ? Ce ne
sera pas Dieu : Il nous laisse le libre-arbitre. Ce ne sera pas non plus
la société : nous n’aurons jamais tous les paramètres pour les définir individuellement.
Nous pouvons, nous-mêmes, chacune et chacun, donner un but à notre vie, comme devenir un grand et célèbre chasseur, répandre la Parole de Dieu, ou bien
faire fortune, tout simplement ; mais ce faisant, nous laissons notre
environnement, nos proches, notre savoir ou notre vécu, s’imposer à nous pour
nous guider vers ce qui nous semble le meilleur : c’est exactement ce qui
se produit lors de la rencontre avec le sacré.
Oiseaux,
oiseaux ! Canards de Normandie, vous avez tant à m’apprendre de votre
envol ! Pourvu que je puisse m’élancer sur cette route à l’été…
Père Canard
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