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vendredi 12 avril 2024

De l’homme qui se prenait pour un oiseau


Mes scouts s’inquiètent parfois de ma fascination pour les volatiles à pattes palmées, à tel point qu’ils craignent qu’il ne me pousse des plumes et que je ne m’envole un jour. Je veux volontiers les rassurer en leur rappelant que le cri des canards sauvages porte loin, qu’il n’est pas soumis à l’écho et que je pourrai donc continuer à les guider depuis les cieux pour bien allumer leur feux de camp et bien planter leur tente ; mais ils me rétorquent cet exemple d’un Américain qui, il y a quelques années, étant persuadé d’être lui-même devenu un oiseau, s’était tout fardé d’un beau plumage et, s’équipant aussi d’ailes faites de toile ou de tissu, avait tenté l’envol depuis le sommet d’un gratte-ciel : il était mort sur le coup.

 

L’histoire est tragique mais enrichissante à plus d’un titre, et je vais l’étudier un peu. Tout d’abord, l’individu en question est allé jusqu’au bout de ses rêves, comme dit la chanson, et ne s’en est pas laissé conter de la part des pessimistes et des dubitatifs. Il avait une idée, et il l’a suivie malgré les obstacles : c’est la définition même du positivisme en entreprise. Dans cette perspective, l’essentiel est l’élan, et non pas la chute : les murs de tous les bureaux du monde sont tapis de figures en costume cravate grimpant des escaliers qui ne mènent nulle part. Les dictons tels que « il ne savait pas que c’était impossible, alors il l’a fait » ou «  c’est comme le vélo, on tombe dès que ça s’arrête » nous y invitent à l’innovation et à la prise de risques, qui eux-mêmes entraînent la croissance et la richesse. La réussite, si on peut la qualifier, n’est jamais atteignable : c’est une tension continue vers le succès. Ainsi, pour décoller au moins en Bourse, notre Icare apprenti aurait pu faire sponsoriser son accoutrement, médiatiser sa tentative, voire vendre des produits dérivés : la gestion managériale de son idée, incarnée dans une marque agile, qui aurait pu en outre offrir des emplois nombreux, l’aurait tellement absorbé qu’il aurait repoussé à bien plus tard sa prise de risque, occupé qu’il eût été à gagner de l’argent. Possiblement, voilà la fin la plus heureuse qu’il eût pu connaître ; il lui a seulement manqué quelques compétences entrepreneuriales.

Observons maintenant cet oiseau du point de vue du droit, et en particulier de ses droits fondamentaux en tant qu’être humain. Le fait qu’il se soit lamentablement écrasé au sol est-il une injustice ? Sa famille peut-elle réclamer des dommages et intérêts à l’Etat, au titre que tout n’a pas été mis en œuvre pour lui permettre de vivre sa différence ? Si l’évènement s’était produit en France, on pourrait très bien plaider l’incohérence entre la loi sur les discriminations, qui vise à normaliser les personnes qui s’estiment non standard, et celle de la gravitation. La famille, éplorée, intenterait toutes les actions nécessaires pour faire reconnaître les responsabilités civiles dans cet accident. Quand l’identité est de l’ordre du performatif, c’est à la collectivité de prendre les mesures nécessaires pour que chacun puisse exprimer toute la richesse de son être sans subir de danger ou de menace. En vertu du principe de précaution, il faut donc d’urgence installer des dispositifs de protection, des cordes et des poulies en haut de chaque immeuble, afin de protéger tous les emplumés sincères à qui il prendrait l’envie d’en gravir les parties communes, pour y tenter le grand saut ; or il n’y a aucune norme de ce type en place dans le code de la construction et de l’habitation. L’Etat est donc fautif de ce manquement, et il doit payer ! (En réalité, c’est comme toujours le contribuable qui va payer.) 

Plus sérieusement, la question de fond qu’illustre finalement cette envolée, c’est celle de l’existence d’une vérité collective, c’est-à-dire du rapport de la vérité à la politique. Le fait de se prendre pour un oiseau ne provoque un jugement que chez ceux qui le regardent tomber : qu’il se crût une taupe, nul ne l'empêchait de creuser seul dans son jardin. L’enfer, c’est toujours les autres…

 

Mes scouts viennent parfois vers moi avec beaucoup d’inquiétude sur ces questions d’identité : le genre bien sûr, mais aussi les préceptes moraux de l’Eglise catholique et apostolique, qui ne sont pas toujours faciles à défendre en classe. Ils ont aussi des interrogations sur leur corps, leur apparence ou leur profession future (par exemple s’ils s’orientent vers une carrière qui les passionne, mais rapporte moins que d’autres ou suscite la moquerie). Tous ces possibles sont constitutifs de leur quête de soi : ils ne voient donc rien d’étonnant à ce qu’un jour leur chef prenne son envol si tel est son désir, puisqu’on leur apprend qu’il faut accepter toutes les expressions de la personnalité, sans discernement ni barrière. En même temps, je sens bien que cette myriade de choix leur génère une grande angoisse : si tout se vaut, comment déterminer ce qui est propre à soi ? Sans parler de ce qui est juste, et encore moins du plus beau…

Face à ces vertiges contemporains, j’essaye très humblement d’imaginer ce qu’aurait dit Baden-Powell. Je leur réponds ceci : ce que vous faites, et en particulier ce que vous faites pour rendre le monde un peu meilleur, est beaucoup plus important que ce que vous êtes. Vous pouvez jouer à être une femme, un homme, quelque chose entre les deux, ou bien un extraterrestre ou même un oiseau, au fond peu importe. Ce n’est pas l’essentiel. Ce qui restera de vous après votre bref passage sur terre, ce n’est pas votre personne, qui retournera à la poussière, c’est votre contribution à la cathédrale humaine qu’on appelle aussi une société. En bien ou en mal, ce sont vos actions qui auront des conséquences, car votre définition de vous-même ne concerne que vous.

Que cette réponse est incomplète, bien sûr ! Je ne veux pas mépriser la souffrance de ceux qui se perdent dans leur recherche personnelle, car je sais bien que pour certains c’est pathologique : j’ai déjà connu hélas plusieurs gamins hospitalisés après avoir sombré dans ces questionnements métaphysiques. Cela dit, je sais que le bonheur authentique ne vient pas de soi-même mais de ce que l'on apporte aux autres. Des millions d’années d’évolution humaine nous ont appris l’entraide et l’empathie, et ce n’est pas un égalitarisme dévoyé qui nous fera changer si vite. J’espère même un peu mieux, c’est que la bonté nous apporte une grâce qui n’est pas de ce monde, et que c’est chez les autres qu’on trouvera le paradis. Quant à la liberté, elle n’est heureusement pas cantonnée à la conscience, et il faudra que j’en parle ailleurs. Voilà que j’ai déjà assez picoré des idées ici et là sans les creuser vraiment : je termine en citant Larigaudie, qui exprime bien mieux que moi ce que je voulais dire au paragraphe précédent.

« Un acte une fois posé ne se reprend pas. Ses orbes et ses ressacs se prolongent en des lointains inaccessibles. Nous créons du définitif et c'est ce prolongement dans l'éternité de nos moindres actions qui fait notre grandeur d'homme. »

Père Canard

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