Pendant
l’eucharistie, que nous célébrions en plein air, deux groupes d’oies sauvages
nous firent la joie de leur survol, l’un au moment de la présentation des
offrandes, l’autre de l’anamnèse. Comme le nombre d’oiseaux semblait identique
dans les deux cas, Bri-Bri, qui avait trouvé le temps de les compter pendant le
recueillement, me demanda avec anxiété si les minutes s’écoulaient toujours
normalement, de peur que la célébration, prise dans une boucle temporelle, n’en
finît jamais.
La messe dite,
je la rassurai avec le fameux paradoxe du grand-père, qui nous interdit a
priori le voyage dans le temps : si je vois mon ancêtre débarquer du
passé, bien avant qu’il ait rencontré ma grand-mère, et que je le tue par
mégarde, comment puis-je continuer à exister ? Ou bien, formulé
différemment : si je remonte le temps de quelques heures ou même quelques
minutes, comment est-ce que je coexiste avec une autre version de moi-même ?
Sans même aborder le moyen de voyager à travers le temps (je ne sais déjà pas
construire un poulailler, alors une telle machine…), il semble bien qu’une
embardée de ce genre soit rendue impossible aux hommes par ses inextricables conséquences.
« Mais, demanda Palou qui
connaissait ma passion, est-ce que c’est vrai aussi pour les palmipèdes ? »
Bonne question !
Prenons l'exemple d’une cane en train de chercher un endroit abrité pour
construire son nid. Elle vole par-dessus des étangs, des forêts et des
marécages à la recherche du site idéal, quand soudain, couac ! elle tombe
dans une faille de l’espace-temps ! La voilà projetée deux ou trois jours
en arrière. Comment réagit-elle, en supposant qu’elle s’en tire à peu près
indemne ? Eh bien, rien d’autre que de se remettre à parcourir les lacs et
les forêts pour savoir où poser ses œufs. En effet, les oiseaux n’ont pas la
notion du temps et ils sont bien incapables de distinguer aujourd’hui
d’avant-hier. Et si jamais, reprenant ses démarches, elle se croise elle-même,
dans une version antérieure ? Rien d’extraordinaire : elle la prendra au
mieux pour une congénère, au pire pour une concurrente sur le marché du
logement. Les oiseaux n’ont pas, non plus, conscience de leur identité.
« Oui mais non, fit Gloria,
si, là, deux versions du même oiseau, elles existent en même temps, il y a
comme un problème, non ? »
Cela, c’est un
humain qui le dit ! C’est-à-dire, un observateur averti du phénomène. Si
je possède un canard dans mon jardin, et que d’un coup je le vois double, je
peux effectivement me dire qu’il y a un souci. Mais dans la nature, peut-être
bien que certains animaux sauvages sautent parfois un jour ou deux en avant ou
en arrière, discrètement, et alors ? Si personne ne le remarque, personne
ne s’en inquiète. D’ailleurs, cela pourrait expliquer pourquoi les sangliers
qui dévastent fréquemment nos cultures sont si peu débusqués lors de la battue
organisée les jours suivants, comme s’ils avaient soudain disparu : ils seraient
retournés dans le passé se goinfrer à nouveau !
« Nan mais, se révolta Taco,
au niveau de la matière, si on met deux fois le même canard côte à côte, là, et
qu’on les force à se toucher, ça va faire un grand boum, non ? Une grosse
explosion cosmique ! Parce que, les atomes, ils peuvent pas être à deux
endroits pareils, j’ai vu ça en physique ! »
Imaginons
donc, pour l’expérience, qu’on coupe la tête à nos deux palmipèdes divergents
et qu’on la dissèque, chacune de son côté (c’est une expérience de l’esprit,
évidemment, je n’irais jamais faire du mal à un oiseau, sauf pour le manger).
De quoi est composé un crâne aviaire, au niveau élémentaire ? De calcium, pour
l’os, plus quelques composants biologiques. Isolons le calcium uniquement, par
quelque moyen chimique, pour simplifier, et réduisons-le en poudre dans deux
récipients séparés, l’un pour la version future, l’autre pour le passé.
Mélangeons maintenant les deux : aux abris ! Non, il ne se passe
rien, pour une raison très simple : les atomes n’ont pas la mémoire du
temps. En effet, quelles sont les quatre forces principales qui régissent la
physique des particules ?
« La gravité, commença
Gloria, la, euh… la volonté de Dieu ? La toute-puissance, tout ça !
L’amour ?
_
L’interaction forte, l’interaction faible, la gravitation et
l’électromagnétisme, récita Palou toujours excellent en classe. »
Dans ces
quatre relations fondamentales, les particules élémentaires sont
indifférenciées : si on étudie leurs équations dans des conditions
particulières pour un atome donné, on peut parfaitement remplacer celui-ci par
un autre de même nature et de même état, le résultat est identique.
L’information comme quoi la particule vient d’un bec ou d’un os, du futur ou du
passé, de ce canard ou d’un autre, n’est pas intégrée au calcul ! Et nos
deux petits tas de poudre contiennent des atomes de calcium tout à fait banals,
stables, identiques les uns aux autres.
« Mais, réagit Gloria, il
faut bien que l’info comme quoi il y en a un qui vient du futur ou du passé,
elle soit notée quelque part ! »
Cette
information, si elle existe, ne peut être portée que de deux manières :
soit elle est extérieure à la matière qui constitue l’oiseau, et il existe,
quelque part dans l’Univers, un compteur du nombre total d’atomes que ce dernier contient, qui déclenche une alarme dès qu’il y en a un peu plus ou un peu
moins.
« Ouais, interrompit Palou,
moi je connais un blaze, il est vigile. Toutes les cinq minutes, il faut qu'il
compte les canettes, celles de Coca, dans le frigo du magasin, sinon elles sont
chourrées, c’est chiant. Alors, tous les atomes de l’Univers… »
C’est peu
probable, en effet ; soit, dans ce cas, l’information est portée par les
particules elles-mêmes, donc elle doit se matérialiser par quelque fonction
d’onde, corpuscule ou autre. Il faut alors quantifier l’information et la
considérer au même titre que la matière et l’énergie, comme un composant
fondamental de l’Univers : c’est possible, mais c’est une position osée en
physique moderne. Si on ne la retient pas, alors deux versions temporelles du même
animal peuvent très bien coexister, il n’y a aucun obstacle parmi les lois de
la physique : c’est comme s’il était cloné.
« Donc, compléta Palou,
puisque ça coince ni quand on descend au niveau des atomes, ni quand on réfléchit avec le
canard lui-même, il peut voyager dans le temps, alors ? OK. Mais les
humains peuvent pas, eux ? Seulement les canards ? »
Nous
possédons, en effet, (un peu) plus d’intelligence que les canards, et c’est pour nous une
situation embêtante si un autre nous-même vient subitement nous dire bonjour. Toutefois,
pour étendre le raisonnement précédent, à partir du moment où on considère cet
autre nous-même comme un gros paquet de particules, atomes, molécules, assemblés
en une forme similaire à la nôtre, il n’y a plus d’autre divergence que celle
de la mémoire de cet individu qui porte un futur, ou un passé, variable. Et c’est
là qu’on comprend ce qu’est vraiment le voyage dans le temps : une rupture
de la chaîne des causes et des effets qui nous porte depuis le Big Bang (ou la
Genèse, c’est selon) à travers la création de la Terre, des formes de vie, de
la longue lignée de nos ancêtres qui aboutit aux observateurs d’oiseaux que
nous sommes, chacun avec son identité propre. Celui qui remonte le temps n’est
plus lié par cette grande chaîne des origines : il s’en est arraché à l’instant
du retour en arrière. Le temps, l’information et le principe de causalité sont
intimement liés ; ils sont peut-être même identiques.
Bri-Bri avait
abandonné depuis longtemps mon brillant exposé pour mettre les saucisses à
cuire, car après la messe il faisait faim.
Père Canard
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