Baden-Powell
aimait à répéter qu’un scout doit toujours garder le sourire, dans toutes les
circonstances, y compris les plus difficiles. Exercice ô combien exigeant !
J’en ai fait l’expérience plusieurs fois pendant le camp, cet été, lorsque nous
affrontâmes quelques turpitudes : un bagage perdu, une météo défavorable, un
véhicule en panne… Nous subîmes un incident un peu plus sérieux lors d’un
barbotage en eaux libres : le moniteur diplômé ayant mal donné ses
consignes, je me retrouvai avec d’autres le corps emporté par le courant. Voilà
ma tête qui s’enfonçait sous la coque du petit bateau de ce brave homme,
mauvais plongeur, je n’eus pas le réflexe d'inspirer de l’air avant de
disparaître dans la lessiveuse ; adieu canard ! me dis-je alors que
j’ignorais ce qui de l’autre bord m’attendait, branche ou rocher qui pourrait
me retenir par la patte et l’idée de la noyade m’effleura avec un certain calme ;
je bus la tasse copieusement…
On ne peut pas
se lancer dans des études palmipédologiques sérieuses sans aborder l’histoire
de Jonathan le Goëland. Pourtant, j’ose à peine m’attaquer à cette œuvre
monumentale, car ses implications sont tellement nombreuses qu’on peut en
débattre des heures au coin du feu ; c’est autant une merveilleuse façon
d’animer une veillée sous les étoiles. Il y a deux manières, je pense, pour
faire simple, de profiter de ce récit qui ne s’adresse pas qu’aux enfants. La
première, qui à mon sens est erronée, est d'admettre la vision
développementaliste selon laquelle il n’y a pas de limite à notre potentiel, à
condition de croire en nos rêves : je pense que c’est trompeur, ou au moins
incomplet, surtout parce que notre imagination est tellement limitée par
rapport à la grandeur du monde, que se fixer une ambition somme toute finie est
réducteur et empêche de se laisser surprendre par l’existence ; c’est comme
vouloir dresser une échelle sans connaître la hauteur du ciel. C’est pourquoi j’oppose la maïeutique à la propédeutique, en matière d’éducation. La seconde
interprétation possible est davantage une définition de la joie à la manière de Saint François d’Assise : celle d’une vie débordante qui transforme toutes
les épreuves en une jubilation intense, avec l’aide de ses frères ; c’est
ce qu’on attend d’un scout.
Le sourire ne
doit pas être niais. Une fois j’étais face à un brave paysan qui nous avait d’abord
prêté de bon cœur son terrain, puis, s’apercevant que les scouts piétinaient
copieusement l’herbe destinée à ses vaches, nous avait demandé de déguerpir
dans les plus brefs délais. Il avait fallu tenir ferme et négocier, mais
toujours de bon aloi : nous avons trouvé un compromis en ouvrant le camp
sur un autre pré. Une autre fois, un maire nous avait demandé de ramasser
toutes les ordures de son village, après le passage de touristes, qu’il n’avait
pas vus, car, disait-il, c’étaient probablement les scouts qui laissaient
traîner leurs déchets partout. Nous lui avons proposé de rendre ce service, et
de bon cœur, mais en précisant bien que cela ne valait pas reconnaissance de
notre responsabilité dans l’affaire : il nous a crus et nous a dédouanés
de cette charge.
Le sourire ne
doit pas être narquois ni moqueur, mais franc et sincère. Taco avait eu des
ennuis avait la justice pour quelques incivilités. Le policier, racontait-il,
ne pouvait rien contre lui, car derrière le magistrat le relâcherait certainement,
à cause de l’excuse de minorité, ou même du manque de places en prison, et donc
il ne risquait pas grand’chose. Comme élève perturbateur, il avait aussi
l’habitude de railler ses professeurs quand ils ne pouvaient pas le punir
davantage. A l’inverse, pendant le camp, il vaquait aussi bien au bois qu’à la
cuisine et aux autres tâches sans jamais renâcler. Il expliquait assidûment aux
plus jeunes scouts ce qu’il avait bien compris : si le feu n’est pas prêt
à temps, le repas ne sera pas cuit, et ce ne sera pas la faute des chefs ni du
bois mort mais de celui ou celle qui ne l’a pas ramassé. La nature, disait
Baden-Powell, est le meilleur éducateur qui soit.
Le sourire ne
doit pas être désespéré. Gloria me confiait une fois que lorsque lui venaient
de sombres pensées, ou bien qu’elle se sentît fautive de quelque chose, le
sourire lui allait bien pour ne pas indisposer ses amis. Après lui avoir quand
même suggéré d’en parler à un psychologue ou de se confesser à un prêtre, si
son âme était lourde, je lui rappelai par ailleurs qu’il ne faut surtout pas méprendre
l’amour pour la pitié. Certains saints fameux sont passés par des épreuves
violentes ou une souffrance extrême pour approcher Dieu dans sa félicité, mais
cela ne signifie pas que la souffrance soit désirable pour elle-même ; les
pervers et les sadiques font ce raccourci. Sourire aux autres n’est pas les
inviter à rejoindre son malheur, ni à l’inverse les en exclure : c’est
chercher avec eux quelque chose de meilleur, c’est le début d’une belle
aventure.
Le sourire
vrai désarmé l’énervé. J’étais face à un parent de scout qui me reprochait de
voir sa gamine grandir trop vite. La jeune guide était, à son grand désarroi,
plus autonome et sûre d’elle-même au retour du camp, et commençait même à
parler de quitter la maison plus tard. J’ai essuyé une vraie tempête en retour,
insultes et insinuations de toutes sortes de la part de cette personne très
possessive ; comme je gardais mon calme, elle finit par tomber à court d’arguments.
Une autre fois, j’affrontais une responsable de la paroisse, terrible entre
toutes, qui trouvait que les scouts faisaient trop de bruit à la messe :
je lui fis remarquer que cela valait mieux qu’ils ne s’y morfondissent, ou
qu’ils n’y vinssent pas.
La gentillesse
et la bonté sont un degré supérieur à la bienveillance. Cette dernière,
nécessaire, offre un cadre serein à l’épanouissement des enfants dans un
environnement affectif sécurisé : c’est vraiment nécessaire, mais
parfaitement insuffisant dans une perspective chrétienne. En effet, on peut
demander à un enfant s’il se sent à l’aise dans un accueil de scoutisme, et il
répondra par oui ou par non ; mais la tendresse, le bras qu’on lui passe
autour du cou (et pas ailleurs !), la surprise qu’on lui fait pour son
anniversaire, ou encore les plaisanteries (plus ou moins) réussies de ses
camarades, ne sont pas tant objectivables qu’elles touchent les cordes de son
âme. C’est, en effet, le caractère spontané de ces émotions qui les rend
efficaces : qu’on essaye de les répartir à l’avance sur un planning, et
elles perdent tout efficience en sombrant dans le formalisme. Le cadre des
activités scoutes est posé par la maîtrise, en application de la
réglementation, de la pédagogie, et des autres préconisations très
recommandables des autorités ; ensuite, ce cadre doit se remplir d’une
peinture colorée et joyeuse.
Pendant ces
secondes infinies où l’eau bouillonnait dans mes oreilles, alors que ma tête
butait toujours contre quelque obstacle sans pouvoir regagner la surface,
j’avoue avoir été submergé par une forte dose d’ironie plus que de panique.
Était-ce le fait que, si noyade il devait y avoir, ce serait celle du
responsable et pas l’un des enfants ? Ou la réalisation du mauvais
pressentiment qui m’avait poursuivi avant le départ ? Toujours est-il que
ce sentiment n’était pas d’une jubilation extrême : ce que nous demande
Baden-Powell est exigeant. Je me laissai porter par le courant sans résister.
Comme le
cormoran s’envole de la rivière, après avoir attrapé le poisson-chat, il se
pose sur une branche, au-dessus des flots, pour avaler sa proie ; alors,
satisfait de ses efforts, ses besoins rassasiés, il lisse ses plumes jusqu’à ce
qu’elles luisent au soleil qui réchauffe le cœur : ainsi mon corps flottant
émergea et je retrouvai la lumière. Les cris, tout d’abord, tout autour, me
firent craindre un drame : il n’en était rien, ce n’étaient que les
encadrants qui hurlaient, furieux que leurs consignes aient été mal reçues, ou
mal données. Le groupe se rassemblait déjà sur la berge pour une autre épreuve
de plongeon, et je les rejoignis tant bien que mal, titubant, crachant l’eau de
mes poumons, et peu fier de ma prestation aquatique : quelques secondes
après, on m’y jetait de nouveau. Les scouts, au retour, me remercièrent d’avoir
conservé le sourire dans ces moments d’épreuve.
Je rends grâce à Saint Joseph
pour ce camp qui s’est déroulé dans une joie fraternelle.
Père Canard
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