Le parc
municipal de Levallois-Perret, où je me retrouve parfois à flâner les journées
d’ennui, comporte un bassin qui accueille de nombreux poissons d’eau froide
orange et rouges, deux grosses carpes japonaises, et un seul canard : une cane,
en l’occurrence, qui ne me semble pas une femelle de colvert, mais d’un autre
genre que je ne parviens pas à identifier. J’ignore pourquoi elle est esseulée
: peut-être est-elle blessée, incapable de voler, alors que ses congénères
l’ont quittée aux beaux jours pour des contrées plus radieuses ; peut-être
s’apprête-t-elle à couver ; ou bien encore, peut-être attend-elle, dans une
fidélité aveugle, le retour de son ancien maire, qui lui manque du fait de
certaines affaires qu’on lui connaît… qui sait ! Quoiqu’il en soit, les
poissons la considèrent avec indifférence, préférant vaquer à leurs activités
exploratoires dans ce point d’eau assez vaste et bien entretenu. Se rendent-ils
compte qu’ils vivent en vase clos ? Plusieurs niveaux d’écoulement, des
obstacles et des ruissellements ainsi que l’ombre d’une passerelle rendent
assez bien l’illusion d’un coin de nature. On dit que la mémoire d’un poisson
rouge est assez brève : si elle ne dépasse pas le temps de la traversée, il se
peut bien qu’une fois parvenus à une extrémité, ils repartent en sens inverse
avec une impression de nouveauté sans cesse renouvelée. Ils se sentent alors
perpétuellement libres tout en étant confinés dans un espace contraint ! Tout
cela m'inspire plusieurs réflexions.
La
pisciculture qui se combine avec l’élevage des palmipèdes est aussi vertueuse
d’un point de vue écologique qu’économique, comme l’explique cet excellent article. Les fientes des anatidés nourrissent le milieu aquatique,
entretiennent la flore et favorisent la reproduction des poissons, qui à leur
tour fournissent une source de nourriture à leurs voisins du dessus.
L’entretien requis est assez faible, si le bassin est correctement alimenté en
eau ; l’installation est sommaire, une cabane suffit. L’espace agricole nécessaire
est réduit et n’engendre pas de pollution majeure. Enfin, l’écosystème intègre
parfaitement les autres espèces habituées des milieux humides, qui viennent le
visiter sans le perturber : batraciens, libellules, hérons…
Malheureusement,
ce modèle n’est pas applicable en France, pour plusieurs raisons. La première,
évidemment, est l’habitude qu’on a prise d’élever les canards et les oies avant
tout pour leur foie gras, la viande n’étant qu’un produit dérivé ; or une telle
installation ne permet pas le gavage. D’autre part, la grippe aviaire a forcé
nos éleveurs à confiner leurs volatiles : hors de question de les laisser
s’ébattre joyeusement sur un plan d’eau, à la merci des oiseaux de passage !
Peut-être que la campagne de vaccination en cours leur autorisera un peu plus
de sorties, mais ils sont pour le moment aux arrêts de rigueur. Ce qui pose, et
c’est le troisième argument, un problème politique.
Dans une
vision marxiste-léniniste traditionnelle, les oies, les canards et les
poissons, réalisant l'oppression qui pèse sur eux et l’exploitation à outrance
de leurs journées de travail, se fédèrent au lieu de s’opposer artificiellement,
chacun sur leur rôle dans l’écosystème. Ils créent alors un syndicat, ou mieux,
un Parti communiste, avec l’objectif de s’approprier les moyens de production,
d’expulser les gérants de la pisciculture et de devenir pleinement autonomes
dans leur affaire. Celle-ci devient alors un exemple d’utopie prolétarienne, une harmonie
socialiste devenue réalité. Fiers de leur indépendance ouvrière, ils peuvent encourager par la suite leurs confrères aviaires exploités à les imiter dans un vaste
soulèvement social-révolutionnaire : debout les poulets, les cailles et même,
pourquoi pas, les pintades !
Bien
évidemment, c’est une vue de l’esprit. La grille de lecture communiste se
heurte ici à un couperet certain (sans compter le fait que les oiseaux sont
souvent réticents à faire de la politique) : la valeur ajoutée de la volaille,
c’est la chair contenue dans son propre corps ! C’est en étant les plus dodus
possible qu’ils se vendront le mieux, et donc, travailler consiste pour eux
simplement à s’empiffrer : plonger le bec dans l’eau, remuer la terre et la
vase, guetter le mouvement des vers et des alevins, etc. C’est, à la vérité,
exactement ce qu’ils feraient s’ils se savaient dispensés de toute contrainte !
Ils se retrouvent donc, pour en finir avec cette parenthèse économique et sociale,
dans la même situation que les personnes prostituées ou les chanteurs d’opéra :
leur moyen de créer de la valeur est indivisible de leur propre personne, et ne
se prête donc pas à la redistribution au profit de la classe ouvrière. Ils sont
une contradiction du marxisme.
Pour
redescendre sur terre, ou plutôt dans le bassin, voici que j’ai balayé en
quelques divagations trois sortes d’oppressions. Les poissons n’ont pas assez
de mémoire pour réaliser que leur espace de vie est limité ; les canards gras
sont enfermés pour leur propre protection ; et les animaux d’élevage, dans des
conditions proches de leur milieu naturel, n’auraient pas grand’chose à gagner
de leur échappée belle, et plutôt à perdre les soins et l’éloignement des
prédateurs dont leur font bénéficier les éleveurs. Quiconque ignore qu’il est en
prison n’est pas libre pour autant ; ceux qu’on enferme pour leur bien le
sont encore moins ; quant à choisir délibérément de troquer une part de
liberté contre l’assurance d’un confort plus grand ou d’une sécurité meilleure,
on sait très bien, comme dit l’adage, qu'on perd le mérite de tout et que l’ensemble finit toujours par vous
glisser entre les plumes.
Notre petite
Terre, si belle et si bleue, avec ses lacs et ses montagnes, ses océans et ses
déserts, nous a longtemps offert un terrain d’exploration illimité ; et
pourtant ! Maintenant que nous savons qu’elle n’est rien de plus qu’un
grain de poussière dans l’immensité de l’espace, nous avons perdu l’occasion d’y
tracer de nouvelles frontières. Toutes les bonnes raisons morales, toutes les
barrières technologiques pas plus que l’héritage de nos ancêtres, n’ôteront plus
ce titillement qui persiste : plus haut, plus loin, des aventures extraordinaires
nous appellent déjà. C’est pourquoi j’affirme la supériorité des canards sur
les poissons : si l’endroit ne leur convient plus, ils sont bien libres de
battre des ailes pour aller trouver mieux ailleurs. C’est pourquoi aussi, et c’est
là que je voulais en venir, je soutiens et je souhaite l’expansion de l’humanité
vers d’autres astres. Sous quelle forme et quand, je ne sais précisément ;
ce dont je suis sûr, c’est que la liberté n’est pas réductible à si peu que
nous sommes en ces jours, et cette aspiration vers le ciel est l’une des raisons
de ma foi en l’avenir qui nous attend là-haut. D’ailleurs, il faudra bien que j’explique
les deux ou trois autres considérations qui me mènent à cette certitude dans des
billets à venir.
Père Canard
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