Un certain prêtre intégriste, que j’ai eu le malheur de connaître (fort heureusement, tous les prêtres ne sont pas comme lui), m’interpella indirectement, il y a quelques années, sur la notion d’autorité, à l’occasion que voici. Nous étions à table, avec quelques amis, des moines et des diacres, un soir de fête paroissiale ; nous étions en train de parler de canards, je ne sais pourquoi la conversation avait pris cette tournure. J’interprétais à un étudiant assis face à moi, de la façon canonique, la raison de la formation en V des vols d’oiseaux migrateurs : à savoir, que c’est une question d’aérodynamisme, les oiseaux sur les branches latérales bénéficiant de l’appel d’air créé par leurs prédécesseurs. C’est pourquoi le canard ou l’oie de tête, qui a le rôle le plus exigeant en termes d’efforts physiques, échange sa place avec un congénère au bout d’un certain temps, pour se fatiguer un peu moins à battre des ailes.
Ce prêtre qui
m’avait écouté avec attention leva la main en signe d’imprécation. Pauvre crédule
que j’étais ! Il ne faut pas se gaver de tout ce que les médias racontent,
me sermonna-t-il gentiment. Voici la vérité, selon lui : il est bien connu
que lorsqu’un objet immobile émet un son, celui-ci se diffuse autour de sa
source de façon uniforme, à la manière d’une sphère. Je ne pouvais le nier. Or,
si le même objet est en mouvement dans l’air, le gradient de diffusion prend
alors la forme d’un cône, orienté vers la direction où avance la source. C’était
probablement vrai. Eh bien, conclut-il, les angelots du ciel, qui jouent sans
arrêt de la cithare et de la lyre pour louer Dieu, nous sont bien invisibles et
inaudibles, à nous qui sommes masqués par les ténèbres du péché, mais pas aux
oiseaux sauvages ! Eux, plus proches du Ciel que nous, se regroupent autour
du chérubin selon les lignes de diffusion du son, pour écouter au mieux le
divin concert.
Puiseurs rangs
de la tablée s’enthousiasmèrent aussitôt devant cette hypothèse alternative et
audacieuse ; seule une étudiante, assise à côté du prêtre, osa lui
demander pourquoi dans ce cas, les pigeons ne font pas de même. Il ne lui
répondit rien. (Il m’expliqua plus tard que de toute façon il ne parlait pas
aux femmes en-dehors du confessionnal ou du couvent, mais le point que je voulais
aborder n’est pas là.) A l’évidence, son propos semblait davantage crédible à une
partie de l’assistance que le mien, or je voyais bien que ce n’en était pas le
contenu qui emportait l’adhésion, mais l’orateur lui-même : quelle était
donc la source de son apparente autorité ? Plus tard, en tant que chef
scout, j’ai aussi été confronté à cette question qui m’interpelle directement,
car du point de vue éducatif j’ai besoin de l’exercer sur ceux que j’encadre. D’où
vient cet étrange pouvoir qui nous fait donner ou recevoir des consignes, et
que l’époque pleurniche à voir disparaître ? J’y ai longtemps réfléchi tout
en contemplant les oiseaux, et je distingue maintenant au moins quatre formes
de cette qualité.
Si l’Eglise n’avait
ordonné cet homme-là, sans doute serait-il gourou de quelque secte. Il existe
en effet, très rarement, à mon sens, une forme d’autorité innée chez certaines
personnes, qui tient à ce qu’on appelle le charisme. Elle n’est pas rationnelle,
elle est aussi totalement inégalitaire, car innée. Les masses suivent instinctivement
les leaders-nés, même vers l’absurde, car toute prudence s’efface devant ce
pouvoir per personae. Ceux qui en disposent rayonnent tellement sur leur
entourage, qu’ils peuvent en faire trembler la trame même de la vérité, et je
me range dans le camp de ceux qui considèrent que l’Histoire est principalement
le fait de ces quelques individus. L’exemple que je cite souvent à mes scouts
est bien sûr Jeanne d’Arc, qui changea le destin de la France rien qu’en
suscitant un enthousiasme fanatique à sa suite. Ce don est tout aussi indispensable pour
se lancer en politique, mais pour ma part, ce ne sont pas mes discours enchanteurs
sur les oiseaux qui motivent beaucoup les troupes, et je dois trouver autre
chose. J’ai dû voir deux ou trois cheftaines et chefs, au cours de ma carrière,
qui pouvaient enflammer leur groupe rien que par leur simple présence : comme
je l’ai dit, les cas sont rares.
L’autorité de
facto, c’est-à-dire de par la fonction, est la suivante à laquelle je
pense. Elle est de l’ordre du privilège : tordons-lui le cou tout de
suite, car on l’a plumée à la Révolution et on n’en finit pas de la tourner en
confit depuis. Un noble surclassait autrefois ses obligés grâce à sa naissance,
comme je dispose d’une nomination de la part de mon mouvement en tant que chef
scout, ou comme un professeur qui apparaît pour la première fois devant sa
classe a reçu son pouvoir du directeur d’établissement qui l’a nommé : c’est
du vent. On ne tient pas un groupe d’adolescents plus de quelques minutes avec ce
seul argument. C’est la forme d’autorité que je trouve la plus faible, car elle
ne fonctionne que par l’ignorance et la superstition vis-à-vis de qui ou quoi
la confère ; or de nos jours, l’information circule toujours plus vite, et
il y a de moins en moins de naïfs et d’ahuris pour y croire (pardon pour les paroissiens
qui approuvèrent benoîtement l’homme en soutane). On aura beau conférer à un
canard toute l’autorité que l’on veut, lui faire porter une chemise, un foulard
et le nommer chef, s’il n’y a rien d’autre, les scouts s’apercevront vite que c’est
un canard. Cette forme-là tient de l’incantatoire : à mon sens, elle finira
bientôt par disparaître, et c’est tant mieux.
Après avoir plombé
les deux précédentes, de peu d’utilité en ce qui me concerne, vient le rapport de force, c’est-à-dire l’autorité par la coercition. Ici, on n’est de
nouveau pas dans le rationnel ni l’argumentaire, mais dans la punition, la
fessée, la corruption, les coups et les menaces. C’est la loi du plus fort :
il est interdit de frapper les enfants, mais un chef scout peut les renvoyer
dans leur tente, leur donner des services supplémentaires, les sortir en pleine
nuit à grands coups de sifflet, ou dans les cas les plus graves, les expulser
du camp. L’emploi de la force peut être légitime, c’est sûr ; mais il
instaure un esprit de confrontation qui me paraît peu propice à un camp d’été
serein. Si les chefs se rétractent uniquement derrière leur pouvoir disciplinaire,
les scouts vont en chercher toutes les failles et les limites pour les tenter,
car toute forme d’oppression est par nature propice à la révolte : on n’est
plus dans la construction commune, mais dans la méfiance et les chicaneries. Je
n’aime pas m’en servir dans le cadre du scoutisme, car je trouve que le climat
qui en résulte n’est pas sain. Quant à notre abbé, je n’ose imaginer ce qu’il
utilise auprès de ses ouailles si le reste a échoué : ce serait irrespectueux.
Enfin j’en
arrive à la forme d’autorité qui m’est la plus utile, et que j’appellerais de
contrat social. Ici, la personne qui y est soumise trouve un intérêt dans le
rapport avec celle qui l’exerce, et donc l’accepte de bon gré : c’est le
cas du professeur qui rend un cours vraiment enrichissant, ou du curé qui sait
édifier avec patience l’âme des fidèles dans l’esprit des Béatitudes (il y en a !).
C’est un échange profitable aux deux, doublé d’une relation de confiance. En même
temps, elle est la plus difficile à construire, et la plus lente aussi, car il
faut prouver à chaque fois la pertinence de son propos : où planter sa
tente, comment préparer un weekend ou un camp, tenir compte de la météo, réparer
du matériel endommagé… il faut tout expliquer, encore et encore. Toute règle est
mise en place, non de ma volonté personnelle, mais dans l’intérêt commun, et pleinement
justifiée à tous. Les scouts finissent par suivre mes instructions, car ils s’aperçoivent,
tout simplement, que ça fonctionne ! Bien entendu, je peux parfois me
tromper : il faut alors savoir admettre l’erreur honnêtement. Ainsi, peu à
peu, je l’espère, ils m’identifient comme quelqu’un de fiable, d’efficace et
dont l'expérience peut leur apporter du concret : on peut alors faire
décoller l’unité scoute vers des idées de plus en plus ambitieuses.
Mon rapide
survol de ces quatre formes d’autorité est bien sûr incomplet. Il faudrait que
je prenne vraiment ma plume pour détailler chacune d’entre elles dans de pleins
livres, ce que des gens plus savants que moi ont sûrement déjà entrepris, d’ailleurs.
Je ne fais, après tout, qu’observer agréablement des scouts ou des palmipèdes,
et en parler parfois autour d’un verre.
Père Canard
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