Une dinde, fière
et de bonne allure, gloussait, fort gaillarde, chaque matin, dans l’attente du
grain qui venait sans faillir. C’était à l’aube, lorsque le soleil écarquillait
ses rayons, que la porte de son enclos s’ouvrait toujours, laissant passer un
garçon de ferme qui lui donnait pitance ; ainsi en était-il depuis aussi
longtemps que sa cervelle d’oiseau en avait gravé le souvenir. Si elle était
capable de philosopher, elle aurait pu tirer de là plusieurs conclusions
fameuses. D’une part, c’est donc là une loi immuable de la nature, aussi vraie
que vont et viennent les jours, et que ses plumes poussent, tombent et se
remplacent : tous les jours, le fermier passe la porte et lui verse son écot.
D’autre part, elle en aurait ressenti une grande fierté : l’Univers est
vraiment bien fait et bien ordonné, car ni l’homme ne verse la nourriture à
côté, dans l’abri des canards, là où elle ne pourrait l’atteindre sans devoir
se battre bec contre bec, ni on ne lui donne à la place de l’herbe ou même des
clous : non, chaque jour c’est du bon grain appétissant, en généreuse
proportion, qui tombe dans son écuelle. Elle est donc vraiment aimée du Créateur,
puisque tout est agencé dans les moindres détails pour la rendre heureuse et la
faire profiter de la vie. Cette existence-là étant organisée pour elle, et
autour d’elle, n’est-elle pas, au fond, le centre du monde, et son principal
sujet ? C’est pourquoi elle redressait la tête et se promenait dans le
poulailler avec une grande dignité jusqu’au soir. Son raisonnement chut, hélas,
et sa tête aussi, un 24 décembre : le temps d’affûter sa hache, le fermier
fut en retard ; la volaille était attendue pour Noël.
L’exemple transmis
par l’un de mes estimés professeurs de philosophie est d’abord une réflexion
sur le principe de causalité, dans la lignée de Hume. Du jour au lendemain, les
mêmes causes pourraient bien cesser de produire les mêmes effets, et la Lune par
exemple nous tomber dessus au lieu de contourner à tourner joyeusement dans le
ciel autour de notre belle boule ronde. Ce n’est pas, cependant, ce dont je
veux causer ici. Je voulais plutôt partir de cette illustration pour insister
sur le caractère fondé ou non de la louange adressée au Créateur. Dieu ne peut
être que bon, puisque l’Univers est parfaitement adapté à notre espèce ;
c’est ce qu’exprime le Psaume 23 (1-2) :
« L’Eternel est mon berger.
Je ne manquerai de rien.
Grâce à lui, je me repose dans des prairies verdoyantes,
et c’est lui qui me conduit au bord des eaux calmes. »
A l’inverse,
que se passe-t-il dans une perspective athée ? Si Dieu n’existe pas, tout
est permis, certes, mais il y a une autre conséquence : l’Univers n’est
peut-être ni bon, ni préparé pour nous (c’est ce que j’appelle le principe anthropique nul), ni même exact.
Repartons de
la préhistoire pour expliquer ce que je veux dire. Une tribu du Paléolithique
guette le gibier, lance à la main. Elle sait que les palmipèdes viennent se
poser sur cette mare, à cet endroit et à cette époque de l’année. Par chance,
les oiseaux sont stupides : ils ne tirent pas de leçon de leurs défaites,
contrairement à nous, les humains, qui avons appris à apprendre. La chasse sera
donc facile, et le festin généreux. Mais la chance est aléatoire, or nous
sommes favorisés à chaque fois : il y a donc une force supérieure à l’œuvre,
qui nous est bénéfique.
Mon résumé est
bien entendu simpliste, mais j’ose interpréter les peintures rupestres, au-delà
de leur aspect artistique, comme une première forme d’équation logique : bien
pratiquer la chasse = recevoir le gibier en abondance. Le formalisme est tout embryonnaire,
mais les auteurs auraient ressenti le besoin de fixer sur les murs cette vérité
empirique pour lui donner une première forme d’abstraction, de peur qu’elle ne
s’efface dans la nuit. Les signes figuratifs qu’on retrouve sur les parois des
grottes peuvent aussi bien tenir du domaine de la preuve : c’est une
attestation, à chaque fois, et a posteriori, que la relation d’équivalence est
validée entre les deux membres de l’équation. Plus ces preuves s’accumulent, et
plus la crainte d’une invalidation s’éloigne ; et plus la croyance
s’installe, plus la générosité du divin s’entremêle avec son rôle de garant de
la véracité du monde.
Le formalisme
logique, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne s’est pas du tout
émancipé du sentiment religieux. Lorsqu’on pose une équation dont les deux
membres sont égaux, il faut une caution derrière cette notion d’égalité, faute
de quoi la ligne écrite perdrait toute signification. De la même manière qu’un
acte de vente n’a de valeur que s’il est signé devant notaire, la valeur d’un théorème ne dépend que de la croyance dans le sens de l’écriture, de ce
que l’on appelle le langage mathématique. A l’extrême, une hypothétique
compréhension globale de l’Univers reviendrait à poser une équation
suffisamment bien écrite pour décrire n’importe quel phénomène observable. Pour
le moment, les physiciens n’y parviennent pas, car ils n’obtiennent que des
résultats incohérents s’ils cherchent à mélanger les principes des deux principaux
domaines d’étude (la mécanique quantique et la relativité), qui eux sont
largement appuyés par l’expérience et considérés comme matures. Les chercheurs
en concluent donc qu’il leur manque une théorie plus large qui les engloberait
toutes les deux, une super-équation qui reste à découvrir et qui supporterait
toute expérimentation ultérieure.
Je me permets
humblement de suggérer qu’on n’y arrivera peut-être pas, et pour au moins trois
raisons. La première est que le symbolisme mathématique n’est jamais qu’une
représentation linéaire, donc réduit à une dimension, de phénomènes beaucoup
plus larges. Il n’est donc peut-être pas possible de résumer toute la grandeur
de l’Univers dans une expression si étroite. (Cependant, les progrès sur les
ordinateurs quantiques pourraient nous permettre de gagner en largeur.) Le
deuxième couac est lié à ce que j’appellerais la frontière grise, qui sera peut-être
une limite à la connaissance humaine. Après tout, la science a largement
progressé ces derniers siècles, nous laissant penser que parvenir à une
compréhension totale de nos observations empiriques était à portée de main ;
mais nous n’avons aucune certitude, finalement, de cet aboutissement éventuel sauf
notre optimisme, et peut-être bien que la complexité des principes en jeu va
nous bloquer à un moment donné du fait de nos capacités cognitives trop
limitées. Là encore, en effet, on part du postulat tacite de la caution de
Dieu, qui est bon et nous a faits capables de comprendre sa création, dont nous
serions dépositaires.
La troisième
raison, qui est celle qui se rapporte à notre volaille du début, est liée à
notre propre rapport au monde. Y compris dans les deux arguments précédents,
nous supposons que si la vérité ultime existe bel et bien, nous pourrions être
empêchés de l’atteindre par différents obstacles empiriques ou cognitifs. Mais au
fond, qu’est-ce qui nous empêche de considérer que l’Univers est peut-être
faux ? C’est-à-dire que l’équation qui le décrit, si elle existe, n’admet
pas de solution ? Ou qu'il est discordant, c'est-à-dire dirigé par deux, ou plusieurs, principes incompatibles ? Seul Dieu, un Dieu bon et généreux, nous laisse planer l’espoir
d’arriver à un dénouement exact ; mais c’est une chose que de connaître
les routes de migration des canards et des mammouths, et d’en louer les
divinités, c’en est une autre que d’étendre le raisonnement à l’Univers tout
entier. Privés de Dieu, nous n’avons aucune garantie de l’authenticité du monde
à part compter sur notre baraka.
Revenons à Dieu. Le contre-argument à tout ceci se trouve
bien entendu dans les Béatitudes :
Heureux les doux, car ils posséderont la terre. (Mt 5, 5)
Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. (Mt 5, 8)
Le Dieu de Jésus-Christ
est un Dieu bon et qui appelle à la bonté, pas à la froideur logique d’une conviction
ou d’un raisonnement. Loin d’un troc, ses bienfaits ne sont conditionnés que
par sa grâce.
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