« Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai. » (Mt 11, 28)
La belle ville
de Limoges a si bien aménagé les berges de la Vienne, qu’on peut s’y promener
et apercevoir en plein centre-ville de magnifiques oiseaux sauvages. Il y a quelques
années, alors que j’y étais en déplacement professionnel, je passais tout mon
temps à flâner au bord de l’eau pour apprécier les foulques macroules et autres
balbuzards fendant les flots à la recherche de poisson. Pendant la journée, les
promenades sont tant fréquentées que quelques colverts qui ont trouvé là
bonne fortune sommeillent à moitié tout en s’empiffrant de la nourriture jetée
par les passants à leur intention.
Une certaine
fois, pendant que je me perdais dans la contemplation de ces paysages mélancoliques,
une grand-mère et sa petite-fille se promenaient à quelques mètres de moi. L’enfant
s’élança soudain vers les canards, les deux bras tendus : elle avait fort
envie de les caresser. La grand-mère l’attrapa par le col et lui mit une grande
baffe. « Ne t’approche pas de ces oiseaux-là ! cria-t-elle, ce sont
des paresseux ! Ils vivent de la mendicité publique et ils ne font rien !
Un canard, tu vois, ça devrait faire des ronds sur l’eau, plonger la tête, se remuer
le popotin… Eux, ce sont des clochards ! D’ailleurs je vais écrire à la
mairie, ce n’est pas normal, des canards comme ça ! Sarkozy a dit :
il faut travailler plus pour gagner plus, et eux, là, ils donnent le mauvais
exemple ! »
Un passant lui
fit remarquer que les oiseaux ne font pas de politique. « Et vous, s’énerva-t-elle
encore plus, je vous ai demandé si vous voulez que vos enfants soient chômeurs ?
Ma petite-fille, elle va apprendre à travailler, et puis c’est tout ! »
Ce disant, elle remit une torgnole à la gamine qui hurlait, et de peur qu’elle
ne se fît corrompre par cet étalage de débauche, l’éloigna en la tirant
vigoureusement par le bras.
La scène me
marqua profondément, et m’invita à réfléchir sur le sens qu’on donne au
travail. Après avoir longuement médité sur le sujet, je distingue, aujourd’hui,
au moins trois notions derrière ce mot, qui ne se confondent pas tout à fait.
Pour les illustrer, je vais prendre, au hasard, l’exemple d’un domaine merveilleux :
la chasse. Je sais bien que de nos jours, peu de personnes pratiquent cette
profession au point de vivre de la vente du gibier, mais faisons comme si.
Premièrement, tout
travail impliquerait donc un effort, un dépassement de soi. Autrement dit, il
faut y laisser des plumes pour gagner son morceau de pain. Embusqué dans les
fourrés, ou dans une cabane ouverte aux vents, le chasse brave le fameux « froid
de canard » dès l’aube, au lieu de paresser confortablement dans son lit.
Il marche des kilomètres par jour pour traquer ses proies ; son chien
le suit, fidèle compagnon de ses aventures éreintantes. En plus, au retour il
faut compter le graissage du fusil, le brossage et le repas du chien, et la
plumaison des oiseaux abattus ; bref, beaucoup d’efforts. C’est le
contraire de l’oisiveté. On dit que le travail a une vertu libératoire, un peu
comme la rectitude morale éloigne les vices : c’est aussi un développement
individuel, un enrichissement de soi. En tout cas, c’est un investissement
personnel conséquent. (Ceci dit, les palmipèdes du monde entier remuent la
terre ou la vase selon la forme du bec que Dieu leur fait ; ils n’en sont
ni plus ni moins libres que les Limougeauds dont je parlais au début, car tous
peuvent bien déployer leurs ailes quand bon leur semble et partir cancaner
ailleurs. Cette simple constatation me fait déjà hautement douter du caractère émancipateur
qu’on pourrait bien dénicher dans la dialectique de l’effort et du mérite.)
Deuxièmement, ce
serait grâce au travail qu’on trouverait notre place dans la société. Quand on
demande à notre chasseur ce qu’il fait dans la vie, on n’attend certes pas qu’il
nous raconte le temps qu’il passe à caresser son chien : c’est son
activité principale, son métier, qui lui colle immédiatement une étiquette. Emu,
il va vendre au boucher joyeux, qui l’attend, sa récolte du jour. On le salue
dans la rue, on lui souhaite bonne chasse. Pour les maraîchers, le chasseur est
un héros, car il lutte contre les Sangliers : c’est donc, au sens premier,
une reconnaissance, qu’elle soit civile, pécuniaire, ou autre. Pour simplifier,
j’inclus la rémunération dans cet aspect, bien qu’on pourrait en fait distinguer
les deux, dans le cas d’un bénévole pour une société de chasse, par exemple. Bref,
c’est le fruit du travail, l'ordre social comme récompense. Lorsque les canards volent en forme de V,
chacun tient son rôle et prend la tête de la formation, avant qu’à force de
fatigue un autre ne le relaie pour fendre les airs. (Toutefois, on serait bien
en peine de distinguer les fainéants dans cette organisation, ou ceux qui sont nés
trop chétifs pour diriger la figure : les chasseurs tirent dans le tas et
ne font pas de différence entre tous.)
Enfin, le
travail vaudrait œuvre de transformation du monde : c’est ce qu’on appelle
la valeur ajoutée. Qu’il s’agisse d’un service ou d’un produit, l’œuvre ou la matière est
différente après l’action de ce qu’elle était avant ; mais essayons d’inverser
la perspective, c’est tout l’Univers qui est transformé par le travail, même de
manière infime. Sans les chasseurs, les cultures seraient dévastées par les
animaux sauvages, et les oiseaux migrateurs tellement répandus qu’ils
perturberaient les trajets des avions ; à l’inverse, que les chasseurs soient
trop nombreux ou qu’ils mettent trop de cœur à l’ouvrage, et des espèces
peuvent se trouver menacées d’extinction. Le travail est le mode d’action de l’humanité
sur le monde. (Je ne mêle nullement la bonne morale à cette affaire : le
chasseur bien éméché qui abat une vache par inadvertance provoque aussi des remous,
comme l’intervention des gardes-chasse, des experts en assurance, etc. En bien
ou en mal, celui qui agit ne laisse jamais l’état du monde indifférent.)
Je prétends,
après réflexion, que ces trois aspects ne se recoupent pas entièrement : en
voici quelques exemples. Au chômage, notre chasseur ne reste pas inactif. S’il
est privé de son cadre d’affût habituel, par exemple à cause d’un éboulement ou
de travaux de voirie, il va activement en chercher un autre. Pendant ce temps,
il ne perd pas son statut social, ne ménage pas sa peine pour faire avancer la
situation, mais il ne ramène pas de gibier, et ne transforme donc pas le monde.
De même, s’il part en formation : un stagiaire, un étudiant, même rémunéré, ne produit
rien.
Autre
situation, le noble rôle du chasseur peut-il être nié ? Peut-on le priver
de la reconnaissance dont il est digne, alors même qu’il maintient ses louables
efforts, et qu’il poursuit son action globalement positive sur l’environnement ?
Le cas de figure s’avère, hélas, prompt à trouver : il suffit d’écouter
les écologistes les plus virulents.
Enfin, dernier
angle d’observation, imaginons que notre chasseur, devenu vieux, vive des
ventes de ses mémoires illustrées ; ou plus subtil encore, qu’il ait
mis au point une intelligence artificielle élaborée, qui permette de traquer le
canard partout, et qu’il en ait déposé le brevet. En améliorant le quotidien de
nombre de ses collègues, l’IA carbure au quotidien, mais pas lui : le
voilà rentier. Ou même, s’il est au sommet de son art et touche au génie, qu’il
n’a plus aucun effort à fournir pour trouver des proies : tout lui vient
naturellement, il ne peut donc plus progresser.
Au bilan, l’apologie de la valeur travail exige de savoir d’abord où l’on se situe dans ce triangle. Si c’est seulement de trimer sous le joug qu’il s’agit, on confond l’engagement et la soumission : le travail faussement érigé en devoir est une oppression, inacceptable comme toutes celles de son espèce. Les politiques publiques ne peuvent d’un côté réprimander la violence, la bêtise, les fers et les chaînes dans les rapports sociaux, et d’un autre les encourager à travers une perspective dévoyée du travail, sans proposer d’espérance en retour : même un chien attend davantage de son maître qu’une pâtée ou des coups. Quant aux oiseaux sur ces berges, je veux dire les oisifs, ils ont de sérieux arguments ; que l’on me demandât de choisir, j'eusse volontiers encouragé le parti des paresseux.
Père Canard
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