Guy de
Larigaudie, parlant de la profondeur de l’âme, disait ceci : « Il
nous faut réapprendre la flânerie. Non pas celle où l'on promène un cœur vide
et une âme sans pensée. Mais la flânerie féconde qui est comme une retraite en
soi-même. » Hélas ! Lorsque je m’arrête dans un parc pour regarder
les canards, je m’effare de ne jamais y croiser mes scouts. Combien parmi eux ont
encore les moyens ou le temps, de s’arrêter juste pour quelques oiseaux ?
Accablés par les devoirs scolaires, débordés par des activités parallèles et
multiples, sollicités sans arrêt pour peu de chose et angoissés au possible par
une effervescence où l’on attend tout d’eux, ils épuisent leur cœur tout le
jour et n’en dorment plus la nuit. Pauvres gosses ! Le scoutisme est pour
eux l’un des seuls lieux de repli où on ne les force à aucun résultat, et j’y
veille.
Voici le portrait de quatre
d’entre eux ; ils ont entre quatorze et dix-sept ans.
Gloria vient
d’une famille de qualité. Pieuse et catholique (elle apprécie la messe en latin),
elle est très proche de sa mère ; son père, un géant, parle avec une voix
forte mais ne la regarde pas. Blonde, assez grande, elle s’habille de façon
très bourgeoise, mais seulement avec des couleurs sombres ; elle écoute de
la musique classique ; elle adore les chiens. Sa réputation est très
importante pour elle, son apparence aussi. Complexée et angoissée, elle a
toujours du mal à trouver le sommeil, car elle est effarée par l’idée de
décevoir. Elle est suivie par un psychiatre, et pendant les camps d’été, elle a
besoin d’une ordonnance : elle a déjà fait une tentative de suicide. Elle
regarde les autres de façon un peu hautaine, mais c’est surtout parce qu’elle
n’est pas très à l’aise dans ses bottines. Elle a toujours le sourire, mais il
est figé.
Taco, garçon
au physique impressionnant, est partagé entre sa dévotion envers l’Eglise
catholique et romaine, et sa fascination pour l’univers de la violence et du
rap. Le dimanche il sert à la messe, le soir il traîne avec des racailles. Il a
déjà reçu une amende pour possession de stupéfiants, et on l’a retrouvé mêlé à
des incidents divers : des dégradations et des incivilités, voire plus
grave ; ses résultats scolaires sont excellents. Ses parents sont
divorcés, sa mère s’occupe de lui. Il a une attitude très virile, ses propos
sont grossiers et provoquants et il a beaucoup de mal dans ses rapports avec
les filles. Il est extrêmement serviable dès qu’on lui demande de l’aide. Entre
ciment et belle étoile, comme dit Keny Arkana, il flotte entre deux mondes, et
ne parvient pas à choisir ; dans sa tête c’est la guerre, les pensées
fusent comme des rafales. Charismatique au possible, les autres garçons vont le
suivre dans ses lancées, pour le meilleur ou pour le pire.
Palou, doux
rêveur, n’est pas très grand. C’est un bosseur et un garçon très docile, mais
également très intelligent. Son père occupe de hautes fonctions ministérielles,
sa mère est femme au foyer. Il a de nombreux frères et sœurs, tous scouts. Son
caractère est très facile et il s’entend avec tout le monde, mais il s’affirme
surtout par sa discrétion. Il n’écoute pas de musique, sauf des chants de messe ;
sur le camp, on peut le surprendre pendant les temps libres avec un cahier de
devoirs de vacances. Son parcours de vie est tout tracé : amis, carrière,
mariage... Il voit la vie comme un grand tapis rouge, déroulé devant lui par
quatre ou cinq précédentes générations, et qu’il n’a plus qu’à emprunter le
cœur léger, en sifflotant des cantiques ; à moins que ne lui parvienne entre-temps
une plus haute Vocation, celle de prêtre.
Brianne, fille
d’agriculteurs, est entrée dans le scoutisme par hasard. C’est une jeune fille
à l’esprit très pratique, qui adore les choses concrètes, mais qui n’est pas
très à l’aise dans les relations mondaines. Loin d’être une bonne élève, elle
fait de son mieux mais le temps lui manque pour travailler : on a besoin
de son aide à la ferme et comme celle-ci est loin dans la campagne, les
transports lui prennent beaucoup de temps. La foi, ce n’est pas le genre de
question qui la travaille, mais cela ne la gêne pas d’aller à la messe avec les
autres. Elle danse dans sa tête, elle danse dans la vie et tout le reste n’est
pas très grave. Lors des sorties et des camps, sa maturité est déjà celle d’une
adulte : je peux lui confier sans problème un trajet de groupe en train ou
bien une carte de randonnée. Son physique n’est pas avantageux et elle n’en
fait pas un complexe, d’ailleurs sa joie lors des rencontres scoutes est un
vrai rayonnement pour les autres.
J’entends
souvent dire que chaque génération est différente de la précédente, voire
qu’elle est pire, mais ce n’est pas vraiment ce que j’ai observé depuis toutes
ces années où je suis chef. Qu’importent les « usages du
numériques », à quinze ans on s’émerveille toujours autant devant un envol
de colverts sur un lac, ou un coucher de soleil, pour peu qu’on les laisse les
regarder ! Ce que viennent surtout chercher tous ces garçons et filles
dans le scoutisme, c’est un endroit chaleureux, où ils puissent librement
discuter avec leurs pairs ; et avant toute chose, où ils aient la place
pour rêver. Je vois mon rôle de chef ainsi : élargir le cadre, le temps,
l’espace ; pousser les obstacles qui empêchent de courir, de jouer, de
crier fort ; écarter les toiles des tentes, pour qu’on s’y sente à l’aise,
et libre, et bien.
La pédagogie en
vigueur dans la branche a ceci de malheureux, qu’elle tend à rentabiliser le
peu d’heures disponibles lors des rencontres, à tel point qu’on n’y a jamais le
temps de tout faire ; mais les moments qui sont le plus appréciés, ce sont
justement ceux où il n’y a pas d’agenda. C’est l’heure des rêveries et des
discussions sans lendemain, aux antipodes du productivisme. Au coin du feu, dans
le fond de la salle ou sous les étoiles, c’est alors que l’on forge des amitiés
vraies, car c’est une chose de voir quelqu’un d’efficace en action autour d’un
projet, c’en est une autre que d’oser se confier à une âme sincère. Le temps
libre n’est pas qu’une opportunité, c’est une évocation de l’essentiel.
Père Canard
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