Gaël Pendard,
marchand de volailles au duché de Bretagne, s’en allait par routes et chemins à
Paris pour y vendre oies et poulailles de son pays, vivantes et bien grasses. Deux
mules, apprêtées pour l’occasion, renâclaient au bâton tout en faisant chuinter
le mors ; la volaille claquait craintivement et se perchait au mieux dans
les cages mal ficelées ; le vent soufflait fort. Alors que l’équipage
franchissait un croisement, il prit à notre bon commerçant l’envie urgente de
s’arrêter au calvaire, entre autres pour y dire le chapelet et invoquer Saint
Christophe. Un colporteur, ravi de trouver en ces lieux autre compagnie que
celle des loups hurlant au loin, adressa le compère d’une voix
fracassante :
« Holà, camarade ! Ouïtes-vous la
congrégation familière des associés du galvaudage ? Le bon comte, Dieu le
bénisse, a donné gage et permission d’élire un commis, comme garant des bonnes
mœurs que les hommes du pays doivent à Dieu et au Roy.
_ Deux fois l’an, dit Pendard, je prends le
bâton et mène ma troupe de basse-cour au comté, pour y vendre oiseaux
caquetants et délicatesses amusantes. J’entends tant dire au sujet des hommes
de bien, mais que me vaut le ramage d’un homme qui n’est point Breton ?
_ La terre que grattent vos oisons,
dit l’autre, donnerait-elle plus de poids à la parole d’un arrogant que la
caution d’un honnête homme ?
_ Bah ! dit-il, que fait un
bon commis ? Rend-il sou pour sou à ceux qui lui quémandent justice ?
Fait-il l’aumône trois fois l’an, à Pâques, à Noël, et à la Toussaint ? Prêche-t-il
pour défendre ses ouailles et le contenu de leur coffre, auprès des provinces,
en Artois, en Champagne, ou même en Gévaudan ?
_ Dieu me garde d’aller en
Gévaudan ! Les loups y sont terribles, à ce qu’on dit, et c’est sans
parler des autres bêtes !
_ Alors, ne vous portez point au
scrutin, mon ami ! Entendez-moi bien : chaque pays est une cause qui
mange un homme ! Si vous ne périssez point des couteaux des jaloux, vous
serez la proie des crocs, de la pestilence, ou encore des autres fléaux de la
route, ou juste de la mauvaise ripaille ! Le pouvoir est une affaire de
paladins : il faut être Roland sur son cheval, taillant de gauche et de droite,
tout en gardant corps intègre et cœur pur. Et encore, lui-même fut trahi à la
fin ! Non, non, pour nous gens de peu, laissons la fortune aux rois, et le
choix des comtes et marquis, à Dieu ! Qu’ils portent un Breton, cela me
suffit. J’ai assez à faire avec mes oies grasses. »
C’était il y a
quelques siècles, c’était même hier. En voyant passer des vols d’oiseaux
migrateurs, je me rappelle toujours ce fait étonnant : un canard sauvage
peut vivre plus de quarante-cinq ans. Il suffit de dix ou douze pontes, en
lignée continue, pour nous relier à ce temps-là…
Autre
considération, non moins surprenante : aujourd’hui encore nos députés sont
élus par circonscription, selon un découpage plus ou moins arbitraire. La
logique voulait, en effet, qu’un territoire qui possède une certaine unité
culturelle, économique ou sociale, sélectionne le meilleur des siens pour être
représenté auprès de la Nation : c’est ce qu’on justement construit les
Républiques successives au fur et à mesure que s’affinait le mode de scrutin.
Ce fut fort pertinent à une époque, celle des chevaux, des pigeons voyageurs et
des trajets qui prenaient des jours entiers ; mais alors que la
communication est maintenant instantanée, le critère géographique est-il encore
le plus judicieux ?
La
désaffection des citoyens pour les élections nationales se constate suffrage
après suffrage. Des politologues bien plus savants que moi lui ont attribué des
causes multiples : faiblesse des arguments de campagne, déconnexion de
l’élite politique du reste de la population, incapacité d’influer sur les
conjonctures d’ampleur mondiale… Tout ceci est certainement vrai, mais je me
demande quand même s’il ne faut pas y ajouter le caractère désuet de notre représentativité
locale.
Une communauté
d’individus se caractérise par des centres d’intérêt partagés : la langue
ou le patois, la profession, la pratique de la religion, le niveau de richesse…
Il y a quelques vies de canard sauvage auparavant, tous ces critères
coïncidaient à peu près avec un terroir : on était marins à Douarnenez, on
allait tous à la messe ensemble et on causait tous du prix de la sardine. De
nos jours, on peut très bien s’estimer Breton, faire ses études au Canada et
s’intéresser à la culture japonaise et au végétarisme sans rien renier de ses
origines ; et pourtant, on va vous faire voter à l’ambassade sur la liste
des Français de l’étranger.
Ma
proposition est donc celle-ci : qu’on utilise d’autres facteurs communs
que la résidence pour regrouper les électeurs. On pourrait conserver un ou deux
députés par département ; mais pour le reste, il sera possible aussi de
voter par classe d’âge, par quotient familial, par catégorie
socioprofessionnelle, par croyance ou par convictions culinaires… tout ce qu’on
voudra ! Bien sûr, cela complique le principe de vote : il y aura
d’autant plus de listes et de bulletins à mettre dans l’urne. Mais d’un autre
côté, le lien avec les élus en sortira renforcé.
La
difficulté évidemment, est de sélectionner les critères qui justifient ou non
une campagne et un scrutin ; certains apparaîtront anecdotiques ou
douteux. Pour trancher, il faudrait réfléchir à l’ambiguïté fondamentale d’un
élu : elle ou il est issu d’une certaine partie de la population mais vote
des lois qui s’appliquent à l’ensemble. Il représente donc une culture
particulière, qui doit négocier des compromis avec ses pairs dans l’intérêt
général : c’est le principe de la politique. J’entrevois donc de séparer
le fait culturel du fait politique. Il faudrait tendre vers une Assemblée
représentative mais détachée des intérêts particuliers, orientée seulement vers
le bien commun.
Une
nation n’est pas une agrégation de territoires, mais d’élans culturels, de
regroupements d’individus par intérêts qui coïncident parfois selon une
répartition géographique, mais de façon contingente. Une personne, un citoyen,
est défini par son rattachement à un ou plusieurs pôles culturels qui reflètent
son activité et ses choix de vie : un pour la Bretagne, mais un aussi pour
les étudiants, et encore un pour la culture japonaise, et encore un autre pour
le végétarisme. La seule différence, c’est que ces derniers n’ont pas de
compétence territoriale ; mais rien ne nous empêcherait de les structurer de
façon plus formelle.
Il
faudra évidemment beaucoup d’observations de canards sauvages pour arriver à
une mise en pratique de cette idée que je jette comme un pavé dans la mare.
Père Canard
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