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vendredi 30 août 2024

Le scoutisme est-il discriminatoire ?

 

L’histoire du Vilain petit canard nous enseigne que l'apparence première est souvent trompeuse, et s’il faut en croire La Fontaine, un grand bienfait peut venir de qui n’est pas de son espèce, et d’où l’on attendrait pourtant peu. Les poules, à cet égard, couvent volontiers tant pour les paons que les cygnes, tant pour les dindes que les oies, et tout autant pour d’autres résidents de la basse-cour. Pour peu qu’on leur place les œufs avec justesse, elles s’y dévouent et leur tendresse maternelle s’étend bien après l’éclosion, alors que leurs poussins d'adoption les dépassent parfois en envergure, et que tant ramage que plumage diffèrent ; elles ne les renient pas pour autant. Quant aux coucous, ils ont érigé la mixité en art de vivre, et c’est sans vergogne qu’ils profitent de l’altruisme de leurs hôtes : que les oiseaux se lancent un jour en politique, et voilà un parfait pont d’envol pour un parti fort droitier !

Les chefs et les cheftaines qui ont déjà été confrontés à l’accueil d’un enfant porteur de handicap dans leur unité se sont certainement demandé jusqu’où doit porter leur engagement bénévole. Il existe, dans les mouvements, des branches dédiées à la pratique du scoutisme adaptée à ces personnes, et c’est une très bonne chose ; mais ici, j'évoque le cas concret d’une demande de la part de la famille de l'enfant, de l’inscrire dans une troupe ordinaire. J’y ai été personnellement confronté au moins trois fois, et ce n’est pas une réponse facile à donner. J’ai pu constater que l’intégration réussie d’une personne déficiente ou différente procure de grandes joies réciproques, mais seulement dans le cas de pathologies plus légères : dépression, autisme, une jeune fille qui revenait toute plâtrée d’un accident de voiture, etc. Les autres scouts sont alors très solidaires pendant le camp et aident au mieux la personne concernée, qui retrouve confiance : l’enrichissement est mutuel. En revanche, pour accueillir un handicap plus sévère (personne en fauteuil, retard mental...), j’ai toujours dit non, car je ne m’en sentais pas capable.

Un non, ce n'est jamais sans remords. Les chefs se mettent-ils en défaut, d’un point de vue au moins moral, si ce n’est légal, s’ils refusent, car ils estiment que malgré toute leur bonne volonté, ils ne sont pas prêts à gérer la difficulté au quotidien ? Ou bien doivent-il tordre le cou à la méthode scoute en lissant les activités, au risque de consacrer moins d’attention au reste de la troupe ? C’est en effet cette méthode, inventée par Baden-Powell, qui caractérise la pratique du scoutisme. Les différents mouvements la déclinent chacun dans une perspective qui leur est propre, mais les huit piliers de base restent les mêmes. Or, si une famille, pour permettre l’insertion de son enfant malgré sa différence, nous demande de renoncer à certains de ces fondamentaux, jusqu’à quel point la maîtrise peut-elle faire des concessions sans se renier ?

Ces couacs à l’inclusion ne sont pas limités au handicap. Le milieu social, par exemple, joue beaucoup sur l’attractivité : une certaine fois, alors responsable d’une petite troupe composée d’enfants d’agriculteurs, la plupart nouveaux dans le scoutisme, je les ai vus tomber de haut lors d’un rassemblement régional où quasiment tous les autres venaient d’un milieu catho-bourgeois de centre-ville. Je leur ai rappelé que nous portions tous la même chemise ; mais certains des autres groupes, pas tous, me semblaient assez fermés et contents de leur entre-soi.

Pour les chrétiens, la question s’inverse, car plutôt que d’exclure, il s’agit de rendre le scoutisme universel. C’est le sens même du mot catholique : offrir l’Evangile à tous, sans exception, est un devoir spirituel et le scoutisme est un moyen de prosélytisme parmi d’autres. Il faut donc accueillir le plus grand nombre possible d’enfants, quelle que soit leur condition : leur conversion ultérieure est, sans que ce soit l’objectif publiquement affiché, la pleine manifestation de l’Esprit Saint. (Cela dit, d’autres mouvements qui se réclament du scoutisme traditionnel n’acceptent que les baptisés et les catéchumènes, pour différentes raisons.)

Ces considérations posées, voici les autres conditions que je mets à l’inscription, lorsqu’un nouveau se présente en début ou en cours d’année.

Premièrement, il faut qu’il y ait de la place dans la tranche d’âge dont je m’occupe (de quatorze à dix-sept ans). On ne peut accueillir qu’un certain nombre d’enfants par unité, et d’ailleurs ces quotas sont définis par la loi ; hélas, les chefs manquent !

Deuxièmement, le postulant doit avoir envie de faire du scoutisme, c’est-à-dire en gros, porter une chemise, un foulard, et camper sous une tente (et quelques autres choses à côté). Il n’a pas besoin d’avoir déjà été scout auparavant, car il faut bien commencer un jour. En pratique, les nouveaux sont souvent amenés par les copains, sans complètement anticiper ce en quoi le scoutisme consiste : ce n’est pas grave. Mais qu’ils croient jouer au foot ou chanter dans un chœur, témoigne d’un malentendu ! De même, un enfant qui détesterait vivre en extérieur ne restera pas longtemps dans la troupe : la nature est le seul vrai critère discriminant, à mon sens.

Troisièmement, il doit avoir une bonne condition physique. Sans reparler du handicap, un camp est déjà exigeant par l’effort et le rythme. J’ai vu des scouts repartir avant son terme, juste épuisés, sans être particulièrement malades ni infirmes : ils manquaient simplement de souffle. De tels départs prématurés sont toujours un déchirement ; les premiers weekends campés permettent de se rendre compte de ses limites.

Quatrièmement, il doit s’abstenir de contester la foi des chrétiens. On ne lui impose pas de lui-même croire en Jésus-Christ, mais on l'attend aux offices avec l’ensemble de la troupe.

Cinquièmement, il doit être disponible pour les rencontres : trop d’enfants sont malheureusement débordés par leurs très nombreuses activités, les devoirs et les obligations familiales, et c’est là pour moi une forme de maltraitance avérée. Il faut leur laisser du temps libre pour l’ennui, la flânerie, le jeu et l’inattendu. C’est pourquoi j’essaye toujours de faire déborder le scoutisme des horaires de réunion planifiés, pour qu'il devienne une pleine dimension de leur vie ; cela dit, on leur demande quand même de l’assiduité pendant l’année.

Enfin, la famille doit régler la cotisation, ce qui est une obligation administrative et marque aussi un engagement dans le groupe. Il existe des mécanismes de solidarité qui jouent en cas de difficultés financières ; malgré tout, comme dit plus haut, le milieu social reste souvent un obstacle au moins inconscient à l’intégration, que l’enfant doit surmonter par son tempérament. La frontière entre la charité et la pitié est bien maigre pour un adolescent.

A l’inverse, je ne retiens pas les critères suivants : l'origine de l’enfant, sa maîtrise du français, ses compétences ornithologiques, son casier judiciaire, ses opinions politiques, ses habitudes alimentaires, ni bien d’autres que j’oublie car je n’y fais pas attention.

Pour conclure, il y a loin du nid à l’œuf, et de l’œuf à la couvée. Les motifs de renoncement sont nombreux, et parmi tous les nouveaux que j’ai eu la joie d’accueillir pour au moins une rencontre, je n'en ai vu rester qu’une partie : deux sur trois, à peu près. Ceux qui ont simplement pris des renseignements sans donner suite, ou que j’ai refusés d’entrée pour les raisons citées au-dessus, je ne les compte pas. Certainement, j'ai échoué parfois dans l’accueil, ou j’aurais dû faire mieux, mais mon sentiment demeure que le scoutisme ne convient pas à tous les enfants, même si on doit le proposer largement : il est sélectif, non d’un point de vue social, mais de par son exigence d’aptitudes personnelles et d’une certaine force d’âme.

Père Canard

jeudi 22 août 2024

Réflexions sur l’autorité

 

Un certain prêtre intégriste, que j’ai eu le malheur de connaître (fort heureusement, tous les prêtres ne sont pas comme lui), m’interpella indirectement, il y a quelques années, sur la notion d’autorité, à l’occasion que voici. Nous étions à table, avec quelques amis, des moines et des diacres, un soir de fête paroissiale ; nous étions en train de parler de canards, je ne sais pourquoi la conversation avait pris cette tournure. J’interprétais à un étudiant assis face à moi, de la façon canonique, la raison de la formation en V des vols d’oiseaux migrateurs : à savoir, que c’est une question d’aérodynamisme, les oiseaux sur les branches latérales bénéficiant de l’appel d’air créé par leurs prédécesseurs. C’est pourquoi le canard ou l’oie de tête, qui a le rôle le plus exigeant en termes d’efforts physiques, échange sa place avec un congénère au bout d’un certain temps, pour se fatiguer un peu moins à battre des ailes.

Ce prêtre qui m’avait écouté avec attention leva la main en signe d’imprécation. Pauvre crédule que j’étais ! Il ne faut pas se gaver de tout ce que les médias racontent, me sermonna-t-il gentiment. Voici la vérité, selon lui : il est bien connu que lorsqu’un objet immobile émet un son, celui-ci se diffuse autour de sa source de façon uniforme, à la manière d’une sphère. Je ne pouvais le nier. Or, si le même objet est en mouvement dans l’air, le gradient de diffusion prend alors la forme d’un cône, orienté vers la direction où avance la source. C’était probablement vrai. Eh bien, conclut-il, les angelots du ciel, qui jouent sans arrêt de la cithare et de la lyre pour louer Dieu, nous sont bien invisibles et inaudibles, à nous qui sommes masqués par les ténèbres du péché, mais pas aux oiseaux sauvages ! Eux, plus proches du Ciel que nous, se regroupent autour du chérubin selon les lignes de diffusion du son, pour écouter au mieux le divin concert.

Puiseurs rangs de la tablée s’enthousiasmèrent aussitôt devant cette hypothèse alternative et audacieuse ; seule une étudiante, assise à côté du prêtre, osa lui demander pourquoi dans ce cas, les pigeons ne font pas de même. Il ne lui répondit rien. (Il m’expliqua plus tard que de toute façon il ne parlait pas aux femmes en-dehors du confessionnal ou du couvent, mais le point que je voulais aborder n’est pas là.) A l’évidence, son propos semblait davantage crédible à une partie de l’assistance que le mien, or je voyais bien que ce n’en était pas le contenu qui emportait l’adhésion, mais l’orateur lui-même : quelle était donc la source de son apparente autorité ? Plus tard, en tant que chef scout, j’ai aussi été confronté à cette question qui m’interpelle directement, car du point de vue éducatif j’ai besoin de l’exercer sur ceux que j’encadre. D’où vient cet étrange pouvoir qui nous fait donner ou recevoir des consignes, et que l’époque pleurniche à voir disparaître ? J’y ai longtemps réfléchi tout en contemplant les oiseaux, et je distingue maintenant au moins quatre formes de cette qualité.

Si l’Eglise n’avait ordonné cet homme-là, sans doute serait-il gourou de quelque secte. Il existe en effet, très rarement, à mon sens, une forme d’autorité innée chez certaines personnes, qui tient à ce qu’on appelle le charisme. Elle n’est pas rationnelle, elle est aussi totalement inégalitaire, car innée. Les masses suivent instinctivement les leaders-nés, même vers l’absurde, car toute prudence s’efface devant ce pouvoir per personae. Ceux qui en disposent rayonnent tellement sur leur entourage, qu’ils peuvent en faire trembler la trame même de la vérité, et je me range dans le camp de ceux qui considèrent que l’Histoire est principalement le fait de ces quelques individus. L’exemple que je cite souvent à mes scouts est bien sûr Jeanne d’Arc, qui changea le destin de la France rien qu’en suscitant un enthousiasme fanatique à sa suite. Ce don est tout aussi indispensable pour se lancer en politique, mais pour ma part, ce ne sont pas mes discours enchanteurs sur les oiseaux qui motivent beaucoup les troupes, et je dois trouver autre chose. J’ai dû voir deux ou trois cheftaines et chefs, au cours de ma carrière, qui pouvaient enflammer leur groupe rien que par leur simple présence : comme je l’ai dit, les cas sont rares.

L’autorité de facto, c’est-à-dire de par la fonction, est la suivante à laquelle je pense. Elle est de l’ordre du privilège : tordons-lui le cou tout de suite, car on l’a plumée à la Révolution et on n’en finit pas de la tourner en confit depuis. Un noble surclassait autrefois ses obligés grâce à sa naissance, comme je dispose d’une nomination de la part de mon mouvement en tant que chef scout, ou comme un professeur qui apparaît pour la première fois devant sa classe a reçu son pouvoir du directeur d’établissement qui l’a nommé : c’est du vent. On ne tient pas un groupe d’adolescents plus de quelques minutes avec ce seul argument. C’est la forme d’autorité que je trouve la plus faible, car elle ne fonctionne que par l’ignorance et la superstition vis-à-vis de qui ou quoi la confère ; or de nos jours, l’information circule toujours plus vite, et il y a de moins en moins de naïfs et d’ahuris pour y croire (pardon pour les paroissiens qui approuvèrent benoîtement l’homme en soutane). On aura beau conférer à un canard toute l’autorité que l’on veut, lui faire porter une chemise, un foulard et le nommer chef, s’il n’y a rien d’autre, les scouts s’apercevront vite que c’est un canard. Cette forme-là tient de l’incantatoire : à mon sens, elle finira bientôt par disparaître, et c’est tant mieux.

Après avoir plombé les deux précédentes, de peu d’utilité en ce qui me concerne, vient le rapport de force, c’est-à-dire l’autorité par la coercition. Ici, on n’est de nouveau pas dans le rationnel ni l’argumentaire, mais dans la punition, la fessée, la corruption, les coups et les menaces. C’est la loi du plus fort : il est interdit de frapper les enfants, mais un chef scout peut les renvoyer dans leur tente, leur donner des services supplémentaires, les sortir en pleine nuit à grands coups de sifflet, ou dans les cas les plus graves, les expulser du camp. L’emploi de la force peut être légitime, c’est sûr ; mais il instaure un esprit de confrontation qui me paraît peu propice à un camp d’été serein. Si les chefs se rétractent uniquement derrière leur pouvoir disciplinaire, les scouts vont en chercher toutes les failles et les limites pour les tenter, car toute forme d’oppression est par nature propice à la révolte : on n’est plus dans la construction commune, mais dans la méfiance et les chicaneries. Je n’aime pas m’en servir dans le cadre du scoutisme, car je trouve que le climat qui en résulte n’est pas sain. Quant à notre abbé, je n’ose imaginer ce qu’il utilise auprès de ses ouailles si le reste a échoué : ce serait irrespectueux.

Enfin j’en arrive à la forme d’autorité qui m’est la plus utile, et que j’appellerais de contrat social. Ici, la personne qui y est soumise trouve un intérêt dans le rapport avec celle qui l’exerce, et donc l’accepte de bon gré : c’est le cas du professeur qui rend un cours vraiment enrichissant, ou du curé qui sait édifier avec patience l’âme des fidèles dans l’esprit des Béatitudes (il y en a !). C’est un échange profitable aux deux, doublé d’une relation de confiance. En même temps, elle est la plus difficile à construire, et la plus lente aussi, car il faut prouver à chaque fois la pertinence de son propos : où planter sa tente, comment préparer un weekend ou un camp, tenir compte de la météo, réparer du matériel endommagé… il faut tout expliquer, encore et encore. Toute règle est mise en place, non de ma volonté personnelle, mais dans l’intérêt commun, et pleinement justifiée à tous. Les scouts finissent par suivre mes instructions, car ils s’aperçoivent, tout simplement, que ça fonctionne ! Bien entendu, je peux parfois me tromper : il faut alors savoir admettre l’erreur honnêtement. Ainsi, peu à peu, je l’espère, ils m’identifient comme quelqu’un de fiable, d’efficace et dont l'expérience peut leur apporter du concret : on peut alors faire décoller l’unité scoute vers des idées de plus en plus ambitieuses.

Mon rapide survol de ces quatre formes d’autorité est bien sûr incomplet. Il faudrait que je prenne vraiment ma plume pour détailler chacune d’entre elles dans de pleins livres, ce que des gens plus savants que moi ont sûrement déjà entrepris, d’ailleurs. Je ne fais, après tout, qu’observer agréablement des scouts ou des palmipèdes, et en parler parfois autour d’un verre.

Père Canard

dimanche 11 août 2024

De l’élevage combiné des poissons et des canards

 

Le parc municipal de Levallois-Perret, où je me retrouve parfois à flâner les journées d’ennui, comporte un bassin qui accueille de nombreux poissons d’eau froide orange et rouges, deux grosses carpes japonaises, et un seul canard : une cane, en l’occurrence, qui ne me semble pas une femelle de colvert, mais d’un autre genre que je ne parviens pas à identifier. J’ignore pourquoi elle est esseulée : peut-être est-elle blessée, incapable de voler, alors que ses congénères l’ont quittée aux beaux jours pour des contrées plus radieuses ; peut-être s’apprête-t-elle à couver ; ou bien encore, peut-être attend-elle, dans une fidélité aveugle, le retour de son ancien maire, qui lui manque du fait de certaines affaires qu’on lui connaît… qui sait ! Quoiqu’il en soit, les poissons la considèrent avec indifférence, préférant vaquer à leurs activités exploratoires dans ce point d’eau assez vaste et bien entretenu. Se rendent-ils compte qu’ils vivent en vase clos ? Plusieurs niveaux d’écoulement, des obstacles et des ruissellements ainsi que l’ombre d’une passerelle rendent assez bien l’illusion d’un coin de nature. On dit que la mémoire d’un poisson rouge est assez brève : si elle ne dépasse pas le temps de la traversée, il se peut bien qu’une fois parvenus à une extrémité, ils repartent en sens inverse avec une impression de nouveauté sans cesse renouvelée. Ils se sentent alors perpétuellement libres tout en étant confinés dans un espace contraint ! Tout cela m'inspire plusieurs réflexions.

La pisciculture qui se combine avec l’élevage des palmipèdes est aussi vertueuse d’un point de vue écologique qu’économique, comme l’explique cet excellent article. Les fientes des anatidés nourrissent le milieu aquatique, entretiennent la flore et favorisent la reproduction des poissons, qui à leur tour fournissent une source de nourriture à leurs voisins du dessus. L’entretien requis est assez faible, si le bassin est correctement alimenté en eau ; l’installation est sommaire, une cabane suffit. L’espace agricole nécessaire est réduit et n’engendre pas de pollution majeure. Enfin, l’écosystème intègre parfaitement les autres espèces habituées des milieux humides, qui viennent le visiter sans le perturber : batraciens, libellules, hérons…

Malheureusement, ce modèle n’est pas applicable en France, pour plusieurs raisons. La première, évidemment, est l’habitude qu’on a prise d’élever les canards et les oies avant tout pour leur foie gras, la viande n’étant qu’un produit dérivé ; or une telle installation ne permet pas le gavage. D’autre part, la grippe aviaire a forcé nos éleveurs à confiner leurs volatiles : hors de question de les laisser s’ébattre joyeusement sur un plan d’eau, à la merci des oiseaux de passage ! Peut-être que la campagne de vaccination en cours leur autorisera un peu plus de sorties, mais ils sont pour le moment aux arrêts de rigueur. Ce qui pose, et c’est le troisième argument, un problème politique.

Dans une vision marxiste-léniniste traditionnelle, les oies, les canards et les poissons, réalisant l'oppression qui pèse sur eux et l’exploitation à outrance de leurs journées de travail, se fédèrent au lieu de s’opposer artificiellement, chacun sur leur rôle dans l’écosystème. Ils créent alors un syndicat, ou mieux, un Parti communiste, avec l’objectif de s’approprier les moyens de production, d’expulser les gérants de la pisciculture et de devenir pleinement autonomes dans leur affaire. Celle-ci devient alors un exemple d’utopie prolétarienne, une harmonie socialiste devenue réalité. Fiers de leur indépendance ouvrière, ils peuvent encourager par la suite leurs confrères aviaires exploités à les imiter dans un vaste soulèvement social-révolutionnaire : debout les poulets, les cailles et même, pourquoi pas, les pintades !

Bien évidemment, c’est une vue de l’esprit. La grille de lecture communiste se heurte ici à un couperet certain (sans compter le fait que les oiseaux sont souvent réticents à faire de la politique) : la valeur ajoutée de la volaille, c’est la chair contenue dans son propre corps ! C’est en étant les plus dodus possible qu’ils se vendront le mieux, et donc, travailler consiste pour eux simplement à s’empiffrer : plonger le bec dans l’eau, remuer la terre et la vase, guetter le mouvement des vers et des alevins, etc. C’est, à la vérité, exactement ce qu’ils feraient s’ils se savaient dispensés de toute contrainte ! Ils se retrouvent donc, pour en finir avec cette parenthèse économique et sociale, dans la même situation que les personnes prostituées ou les chanteurs d’opéra : leur moyen de créer de la valeur est indivisible de leur propre personne, et ne se prête donc pas à la redistribution au profit de la classe ouvrière. Ils sont une contradiction du marxisme.

Pour redescendre sur terre, ou plutôt dans le bassin, voici que j’ai balayé en quelques divagations trois sortes d’oppressions. Les poissons n’ont pas assez de mémoire pour réaliser que leur espace de vie est limité ; les canards gras sont enfermés pour leur propre protection ; et les animaux d’élevage, dans des conditions proches de leur milieu naturel, n’auraient pas grand’chose à gagner de leur échappée belle, et plutôt à perdre les soins et l’éloignement des prédateurs dont leur font bénéficier les éleveurs. Quiconque ignore qu’il est en prison n’est pas libre pour autant ; ceux qu’on enferme pour leur bien le sont encore moins ; quant à choisir délibérément de troquer une part de liberté contre l’assurance d’un confort plus grand ou d’une sécurité meilleure, on sait très bien, comme dit l’adage, qu'on perd le mérite de tout et que l’ensemble finit toujours par vous glisser entre les plumes.

Notre petite Terre, si belle et si bleue, avec ses lacs et ses montagnes, ses océans et ses déserts, nous a longtemps offert un terrain d’exploration illimité ; et pourtant ! Maintenant que nous savons qu’elle n’est rien de plus qu’un grain de poussière dans l’immensité de l’espace, nous avons perdu l’occasion d’y tracer de nouvelles frontières. Toutes les bonnes raisons morales, toutes les barrières technologiques pas plus que l’héritage de nos ancêtres, n’ôteront plus ce titillement qui persiste : plus haut, plus loin, des aventures extraordinaires nous appellent déjà. C’est pourquoi j’affirme la supériorité des canards sur les poissons : si l’endroit ne leur convient plus, ils sont bien libres de battre des ailes pour aller trouver mieux ailleurs. C’est pourquoi aussi, et c’est là que je voulais en venir, je soutiens et je souhaite l’expansion de l’humanité vers d’autres astres. Sous quelle forme et quand, je ne sais précisément ; ce dont je suis sûr, c’est que la liberté n’est pas réductible à si peu que nous sommes en ces jours, et cette aspiration vers le ciel est l’une des raisons de ma foi en l’avenir qui nous attend là-haut. D’ailleurs, il faudra bien que j’explique les deux ou trois autres considérations qui me mènent à cette certitude dans des billets à venir.

Père Canard

dimanche 4 août 2024

De l’usage du téléphone portable sur un camp scout

 

Voilà un sujet qui, a priori, n’a pas grand’chose à voir avec les canards sauvages. Et pourtant ! Les innombrables cancans que j’entends perpétuellement à ce propos de la part des parents, adultes ou responsables scouts, me laissent à penser qu’en discuter ouvertement donnerait lieu à un débat encore plus virulent que s’il était organisé entre palmipèdes. On se vole facilement dans les plumes au nom du temps d'écran, et quiconque essaye d’argumenter une opinion un peu dissonante, tombera vite sur un bec ! Plus sérieusement, ce sujet nécessite d’exercer, de manière à développer des arguments un minimum constructifs, une qualité identique à celle nécessaire à l’étude des oiseaux : l’observation attentive.

Qu’observe-t-on, en effet, si on laisse les adolescents utiliser leur téléphone pendant un camp scout ? Que premièrement, ils restent souvent en relation très étroite avec leur famille, ou plus précisément, que ce sont leur parents qui refusent de couper le lien ! C’est l’un des risques : que la famille fasse fi de la maîtrise pour donner directement des consignes aux enfants, ou leur transmette des informations de nature à perturber le bon déroulement du camp. Il m’est arrivé de retrouver une jeune fille en pleurs au milieu des tentes : sa grand-mère venait de décéder, les parents l’en avaient informée sans prendre la peine d’en avertir les chefs ! C’est pourquoi je demande toujours aux familles, lors de la réunion d’information qui précède le camp, de signer une sorte de charte de bonne conduite qui reconnaît l’investissement des bénévoles que nous sommes. Ce n’est pas parfait comme solution, mais cela évite bien des dérapages.

Autre risque, que la consultation de leurs fils d’actualités les empêche, le soir venu, de bien s’endormir ou de bénéficier du temps de repos nécessaire, alors qu’un camp scout est généralement très exigeant physiquement parlant. C’est un souci, je le reconnais, les premières nuits ; mais ensuite, une fois que la dynamique du camp est lancée, l’aventure prend le dessus (si le camp est bien conçu, évidemment). Les tentatives de démâtage et autres expéditions nocturnes sont tout aussi difficiles à gérer pour les chefs qu’avant l’avènement des portables ! Sans compter la fatigue qui s’accumule, et qui favorise l’endormissement si la maîtrise est ferme sur le maintien de l’heure du lever.

Un autre point concerne l’accès à la bibliothèque universelle. On ne peut plus, à mon grand regret, les faire croire au dahu : ils vérifient immédiatement ce qu’il en est sur leurs téléphones avant même que l’activité ne commence. Malraux anticipait un musée imaginaire, qui reprendrait l’ensemble de la culture est des connaissances humaines, accessible à tous, comme témoin de l’immortalité de notre civilisation ; nous y sommes, même si c’est la technologie et pas le progrès social qui nous y a menés ; c’est tant mieux quand même, je crois. Il n’empêche que pour les scouts, cela a deux conséquences pratiques : d’une part, la crédibilité de la maîtrise est très facilement remise en cause. Les chefs ne sont plus des sachants tout-puissants, mais des individus ordinaires soumis à l’imprécision, à l’erreur, et donc à l’humilité de leur savoir : tant mieux aussi ! D’autre part, il n’est plus vraiment possible de plonger les enfants dans un imaginaire qui tienne toute la durée du camp : qu’on leur annonce qu’on a enlevé le Président de la République, ou que les extraterrestres ont débarqué, et ils démasquent immédiatement l’imposture. On bascule donc vers une thématique de camp, sorte de fil rouge qui lie les activités entre elles, plus que sur un rêve qui marquait une parenthèse dorée dans la torpeur de l’été : ce qu’on perd en dramaturgie, on le regagne d’autant en authenticité dans la relation, ce qui n’est pas plus mal pour rendre de jeunes adultes plus responsables.

Reste la question des rapports humains, avec toute la violence qu’elle dégage. Je suis d’accord qu’il y a un problème lorsqu’on constate que l’un des scouts est seul, isolé avec son téléphone, sans échange avec ses camarades ou sinon le strict nécessaire, et que cela se poursuit sur la durée du séjour. Cela m’est arrivé parfois, sur les camps que j’ai encadrés ; le plus souvent, en discutant avec la personne concernée, on se rend compte d’un mal-être qui dépasse largement le cadre du scoutisme. La priver de son téléphone est du même ordre qu’enlever sa canne à un aveugle : on ne résoudra pas la cause première de son comportement, mais au contraire on risque de provoquer des réactions brutales ou désespérées, comme des fugues ou pire, auxquelles nous autres bénévoles sommes bien en peine de faire face. Je n’ai pas vraiment de réponse sur de tels malaises, n’étant pas psychiatre ; je crois simplement me souvenir que Baden-Powell nous demandait de partir de ce qu’est l’enfant, avec ses qualités et ses défauts, plutôt que de ce qu’on voudrait qu’il soit. J’essaye donc, modestement, sans confisquer le portable, d’inclure la personne concernée dans les activités prévues, en comptant sur l’affection de ses camarades et le vécu du camp pour réduire un peu son addiction ; parfois cela fonctionne, et on ne me retirera pas la satisfaction que j’ai pu ressentir lorsque les jours passent et que ce gosse perdu reste de plus en plus longtemps à discuter autour du feu.

Quant aux autres, ceux qui utilisent leur téléphone comme moyen de socialisation, je ne me fais aucun souci : ils se montrent des images et des vidéos en se regroupant autour du portable de l’un d’eux, tout comme ils le font lorsqu’ils découvrent une couleuvre ou un hérisson pour la première fois au détour d’un chemin. Il y a quelques années, ils jouaient aux cartes par petits groupes lors des temps calmes, là ils commentent les derniers médias : c’est bien pareil.

Une alerte récurrente, enfin, concerne la diffusion des images et les risques d’accès aux photos du camp à des personnes mal intentionnées. Les scouts sont parfois en petite tenue, lors des douches et des bains ! Si le souci était avéré il y a quelques années, au début des réseaux sociaux, j’observe que les ados d’aujourd’hui en maîtrisent parfaitement les codes. Ils savent verrouiller la consultation de leurs photos privées, y compris aux chefs ! Et un simple rappel sur ce point au début du camp suffit à réduire amplement ce risque.

Pour terminer, et avant que les nostalgiques du scoutisme avant le portable ne me tombent sur le coin du bec, j’ai pu constater plusieurs avantages à son utilisation. Il existe des applications pour identifier les plantes sauvages, les cris d’oiseaux et d’autres éléments naturels grâce à l’intelligence artificielle ; on peut compléter (allons-y doucement) l’utilisation des cartes IGN grâce à un abonnement qui les reproduit, légalement, à l’écran, et avec le GPS en plus ; le soir venu, on peut aussi identifier les constellations ; lors des concours cuisine, une tradition sur les camps, ils ont accès à des recettes variées et bien plus riches que par le passé…

Lors du camp de cette année, nous étions en partenariat avec une association qui nous proposait des activités sur différents sites autour du lieu de vie, parmi un public nombreux et autant de touristes. Les scouts étaient donc dispersés, lors de leurs services, sur plusieurs hectares parmi une foule dense. M’imagine-t-on avec mon sifflet, appeler au rassemblement lorsque de besoin, parmi les ruelles du village et les allées des champs, attirant à moi les groupes épars un à un tel le joueur de flûte de Hamelin ? Eh bien, nous avons osé des rassemblements par WhatsApp, et j’ai vu que cela fonctionnait plutôt pas mal.

Voici donc que je considère le téléphone portable non pas comme un mal ou une nuisance, mais comme un outil : comme tout instrument, il n’est ni bon ni mauvais en soi, mais sa valeur dépend de l’usage que l’on en fait. Le scoutisme, s’il se veut un vecteur d’éducation, doit intégrer dans ses pratiques ce qui fait le quotidien des enfants d’aujourd’hui ; la méthode scoute est toujours aussi pertinente, sachons adapter sa mise en œuvre au contexte de notre époque.

Père Canard