L’histoire du Vilain petit canard
nous enseigne que l'apparence première est souvent trompeuse, et s’il faut en croire La
Fontaine, un grand bienfait peut venir de qui n’est pas de son espèce, et
d’où l’on attendrait pourtant peu. Les poules, à cet égard, couvent volontiers
tant pour les paons que les cygnes, tant pour les dindes que les oies, et tout
autant pour d’autres résidents de la basse-cour. Pour peu qu’on leur place les
œufs avec justesse, elles s’y dévouent et leur tendresse maternelle s’étend
bien après l’éclosion, alors que leurs poussins d'adoption les dépassent
parfois en envergure, et que tant ramage que plumage diffèrent ; elles ne
les renient pas pour autant. Quant aux coucous, ils ont érigé la mixité en art
de vivre, et c’est sans vergogne qu’ils profitent de l’altruisme de leurs hôtes
: que les oiseaux se lancent un jour en politique, et voilà un parfait pont
d’envol pour un parti fort droitier !
Les chefs et
les cheftaines qui ont déjà été confrontés à l’accueil d’un enfant porteur de
handicap dans leur unité se sont certainement demandé jusqu’où doit porter leur
engagement bénévole. Il existe, dans les mouvements, des branches dédiées à la
pratique du scoutisme adaptée à ces personnes, et c’est une très bonne chose ;
mais ici, j'évoque le cas concret d’une demande de la part de la famille de
l'enfant, de l’inscrire dans une troupe ordinaire. J’y ai été personnellement
confronté au moins trois fois, et ce n’est pas une réponse facile à donner.
J’ai pu constater que l’intégration réussie d’une personne déficiente ou
différente procure de grandes joies réciproques, mais seulement dans le cas de
pathologies plus légères : dépression, autisme, une jeune fille qui revenait
toute plâtrée d’un accident de voiture, etc. Les autres scouts sont alors très
solidaires pendant le camp et aident au mieux la personne concernée, qui
retrouve confiance : l’enrichissement est mutuel. En revanche, pour accueillir
un handicap plus sévère (personne en fauteuil, retard mental...), j’ai toujours
dit non, car je ne m’en sentais pas capable.
Un non, ce
n'est jamais sans remords. Les chefs se mettent-ils en défaut, d’un point de
vue au moins moral, si ce n’est légal, s’ils refusent, car ils estiment que
malgré toute leur bonne volonté, ils ne sont pas prêts à gérer la difficulté au
quotidien ? Ou bien doivent-il tordre le cou à la méthode scoute en
lissant les activités, au risque de consacrer moins d’attention au reste de la
troupe ? C’est en effet cette
méthode, inventée par Baden-Powell, qui caractérise la pratique du
scoutisme. Les différents mouvements la déclinent chacun dans une perspective
qui leur est propre, mais les huit piliers de base restent les mêmes. Or, si
une famille, pour permettre l’insertion de son enfant malgré sa différence,
nous demande de renoncer à certains de ces fondamentaux, jusqu’à quel point la
maîtrise peut-elle faire des concessions sans se renier ?
Ces couacs à
l’inclusion ne sont pas limités au handicap. Le milieu social, par exemple,
joue beaucoup sur l’attractivité : une certaine fois, alors responsable d’une
petite troupe composée d’enfants d’agriculteurs, la plupart nouveaux dans le
scoutisme, je les ai vus tomber de haut lors d’un rassemblement régional où
quasiment tous les autres venaient d’un milieu catho-bourgeois de centre-ville.
Je leur ai rappelé que nous portions tous la même chemise ; mais certains des
autres groupes, pas tous, me semblaient assez fermés et contents de leur
entre-soi.
Pour les
chrétiens, la question s’inverse, car plutôt que d’exclure, il s’agit de rendre
le scoutisme universel. C’est le sens même du mot catholique : offrir l’Evangile
à tous, sans exception, est un devoir spirituel et le scoutisme est un moyen de
prosélytisme parmi d’autres. Il faut donc accueillir le plus grand nombre
possible d’enfants, quelle que soit leur condition : leur conversion ultérieure
est, sans que ce soit l’objectif publiquement affiché, la pleine manifestation
de l’Esprit Saint. (Cela dit, d’autres mouvements qui se réclament du scoutisme
traditionnel n’acceptent que les baptisés et les catéchumènes, pour différentes
raisons.)
Ces
considérations posées, voici les autres conditions que je mets à l’inscription,
lorsqu’un nouveau se présente en début ou en cours d’année.
Premièrement,
il faut qu’il y ait de la place dans la tranche d’âge dont je m’occupe (de
quatorze à dix-sept ans). On ne peut accueillir qu’un certain nombre d’enfants
par unité, et d’ailleurs ces quotas sont définis par la loi ; hélas, les chefs
manquent !
Deuxièmement,
le postulant doit avoir envie de faire du scoutisme, c’est-à-dire en gros,
porter une chemise, un foulard, et camper sous une tente (et quelques autres
choses à côté). Il n’a pas besoin d’avoir déjà été scout auparavant, car il
faut bien commencer un jour. En pratique, les nouveaux sont souvent amenés par
les copains, sans complètement anticiper ce en quoi le scoutisme consiste : ce
n’est pas grave. Mais qu’ils croient jouer au foot ou chanter dans un chœur,
témoigne d’un malentendu ! De même, un enfant qui détesterait vivre en
extérieur ne restera pas longtemps dans la troupe : la nature est le seul vrai
critère discriminant, à mon sens.
Troisièmement,
il doit avoir une bonne condition physique. Sans reparler du handicap, un camp
est déjà exigeant par l’effort et le rythme. J’ai vu des scouts repartir avant
son terme, juste épuisés, sans être particulièrement malades ni infirmes : ils
manquaient simplement de souffle. De tels départs prématurés sont toujours un
déchirement ; les premiers weekends campés permettent de se rendre compte de
ses limites.
Quatrièmement,
il doit s’abstenir de contester la foi des chrétiens. On ne lui impose pas de
lui-même croire en Jésus-Christ, mais on l'attend aux offices avec l’ensemble
de la troupe.
Cinquièmement,
il doit être disponible pour les rencontres : trop d’enfants sont
malheureusement débordés par leurs très nombreuses activités, les devoirs et
les obligations familiales, et c’est là pour moi une forme de maltraitance
avérée. Il faut leur laisser du temps libre pour l’ennui, la flânerie, le jeu
et l’inattendu. C’est pourquoi j’essaye toujours de faire déborder le scoutisme
des horaires de réunion planifiés, pour qu'il devienne une pleine dimension de
leur vie ; cela dit, on leur demande quand même de l’assiduité pendant
l’année.
Enfin, la
famille doit régler la cotisation, ce qui est une obligation administrative et
marque aussi un engagement dans le groupe. Il existe des mécanismes de
solidarité qui jouent en cas de difficultés financières ; malgré tout, comme
dit plus haut, le milieu social reste souvent un obstacle au moins inconscient
à l’intégration, que l’enfant doit surmonter par son tempérament. La frontière
entre la charité et la pitié est bien maigre pour un adolescent.
A l’inverse,
je ne retiens pas les critères suivants : l'origine de l’enfant, sa maîtrise du
français, ses compétences ornithologiques, son casier judiciaire, ses opinions
politiques, ses habitudes alimentaires, ni bien d’autres que j’oublie car je
n’y fais pas attention.
Pour conclure,
il y a loin du nid à l’œuf, et de l’œuf à la couvée. Les motifs de renoncement
sont nombreux, et parmi tous les nouveaux que j’ai eu la joie d’accueillir pour
au moins une rencontre, je n'en ai vu rester qu’une partie : deux sur trois, à
peu près. Ceux qui ont simplement pris des renseignements sans donner suite, ou
que j’ai refusés d’entrée pour les raisons citées au-dessus, je ne les compte
pas. Certainement, j'ai échoué parfois dans l’accueil, ou j’aurais dû faire
mieux, mais mon sentiment demeure que le scoutisme ne convient pas à tous les
enfants, même si on doit le proposer largement : il est sélectif, non d’un
point de vue social, mais de par son exigence d’aptitudes personnelles et d’une
certaine force d’âme.
Père Canard