Qui suis-je, et pourquoi ce blog ?

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samedi 30 mars 2024

Réflexions sur l’incarnation

 

Souvent, je propose à mes scouts de passionnantes séances d’observation ornithologique, où il faut rester tapis dans les buissons, immobiles et silencieux, pendant plusieurs heures avant que les oiseaux n’arrivent. Ce jour-là, alors que je leur offrais un choix entre une telle expérience de nature et une discussion théologique sur la Sainte Trinité, ils se saisirent d’emblée de la seconde. Cela me surprit, car ils ne sont pas généralement portés sur la religion au point d’en débattre, en tout cas pas spontanément ; cependant les échanges furent fort enrichissants : les voici grossièrement reproduits.

Nous étions tous en cercle et au début personne n’osait parler ; tout le monde était sans doute impressionné par la grandeur du sujet.

« Moi, finit par se lancer Bri-Bri, ce que je comprends pas, d’abord, le Père, le Fils, ok, mais le Saint-Esprit, on peut jamais le voir, alors ? Comment on sait qu’il existe ?

_ Le Saint-Esprit, répondit Gloria, il procède du Père et du Fils, donc en fait, tu le vois quand tu vois le Père ou le Fils, voilà. C’est pas pareil.

_ Mais, il a pas de corps, alors ? Il peut pas se manifester, je sais pas, dans un ange, par exemple ?

_ Tu veux dire, s’incarner ? corrigea Palou. Non, le Saint-Esprit, il s’incarne pas, même pas dans un ange. C’est le Fils qui s’incarne.

_ Ca veut dire quoi s’incarner ? demanda une autre jeune fille.

_ Ca veut dire prendre un corps, expliqua passionnément Palou. Comme nous, ben, on est un âme dans un corps, des âmes dans des corps. Jésus il a fait pareil, il a pris un corps pour venir sur terre.

_ Il l’a emprunté ?

_ Non, c’était le sien ! Mais ce que je veux dire, c’est, pour les croyants, on est à la fois une âme et un corps. D’ailleurs, à la fin du monde, on va tous ressusciter avec les corps aussi.

_ Mais on va être moches et vieux ! s’horrifièrent une partie des filles. On va aller au Ciel comme ça ?

_ On revient sur le sujet ! coupa Taco. On va prendre un exemple. Là, on a une intelligence artificielle, tout ça, elle crache sa mère, elle flotte sur le web et tout, mais bon ! On peut lui parler, mais on peut pas la toucher.

_ Donc elle doit s’incarner ? se demanda Brianne. Ah ! Dans un robot, c’est ça ?

_ Exactement ! Un robot tout seul, c’est juste un tas de boulons avec de l’huile dedans. Par contre, quand on lui met une IA à l’intérieur, ben, il commence à bouger les bras, les fesses, et tout !

_ Ah ouais, trop bien les fesses ! approuvèrent certains garçons, comme ça, après c’est comme une femme soumise sous la table, mais automatique, elle réfléchit pas !

_ Euh, ouais ! Mais non, attends ! reprit Taco, c’est pas ce que je voulais dire ! Je voulais faire une, voilà, une comparaison ! Le Saint-Esprit, il pourrait s’incarner dans un ange, mais il peut pas vraiment. Nous, on est une âme qui est incarnée dans un corps, Jésus aussi, et une IA, elle, elle s’incarne dans un robot. Parce que c’est comme ça qu’on devient des gens spéciaux, comment on dit…

_ Des individus ! compléta Gloria avec un sourire illuminé. Une âme toute seule, elle a pas de sensations, donc elle a besoin d’un corps pour grandir et pour…

_ Pour apprendre ! termina Palou

_ Oui c’est ça, pour apprendre, reprit Gloria. Nous, on a des yeux, des oreilles, tout ça ! Et l’IA, ben c’est pareil, elle a besoin d’un robot avec des capteurs, des caméras et des machins pour apprendre des choses, mais que pour elle toute seule. Pas comme l’ensemble des IA qui flottent sur le web. Elle a besoin d’un corps pour se faire sa personnalité à elle.

_ Mais alors, une âme et un IA, c’est pareil ? Je comprends rien ! se désola Bri-Bri qui commençait à regretter de ne pas avoir choisi les oiseaux.

_ Non, pas du tout, posa Palou d’un ton savant. Le Saint-Esprit c’est ce qui fait Dieu à la base, c’est-à-dire, son amour. Il n’y a rien de plus grand que l’amour de Dieu.

_ Alors, une IA, c’est fait avec quoi ? C’est pas de l’amour à la base ?

_ De l’argent ! interjeta Palou, du fric, de la moula, du pognon, quoi ! Les IA, il faut que ça aligne pour que ça marche ! Les grosses boîtes, elles payent un max pour en fabriquer ! Donc Dieu, lui, il fait les âmes avec de l’amour, et nous, on fait les IA avec de l’argent !

_ Ah, d’accord ! comprit Gloria, mais, attends ! Nous, quand on a besoin de l’amour du Seigneur, ben, on va à la confession. Les robots avec des IA, eux, ils vont se confesser où ? Dans une banque ? »

A ce moment, nous interrompîmes la discussion car un pic noir passa subitement. Je les fis se taire pour procéder à l’observation de ce volatile assez rare et aux caractéristiques étonnantes.

Père Canard

De la désignation des représentants du Peuple


Gaël Pendard, marchand de volailles au duché de Bretagne, s’en allait par routes et chemins à Paris pour y vendre oies et poulailles de son pays, vivantes et bien grasses. Deux mules, apprêtées pour l’occasion, renâclaient au bâton tout en faisant chuinter le mors ; la volaille claquait craintivement et se perchait au mieux dans les cages mal ficelées ; le vent soufflait fort. Alors que l’équipage franchissait un croisement, il prit à notre bon commerçant l’envie urgente de s’arrêter au calvaire, entre autres pour y dire le chapelet et invoquer Saint Christophe. Un colporteur, ravi de trouver en ces lieux autre compagnie que celle des loups hurlant au loin, adressa le compère d’une voix fracassante :

 « Holà, camarade ! Ouïtes-vous la congrégation familière des associés du galvaudage ? Le bon comte, Dieu le bénisse, a donné gage et permission d’élire un commis, comme garant des bonnes mœurs que les hommes du pays doivent à Dieu et au Roy.

 _ Deux fois l’an, dit Pendard, je prends le bâton et mène ma troupe de basse-cour au comté, pour y vendre oiseaux caquetants et délicatesses amusantes. J’entends tant dire au sujet des hommes de bien, mais que me vaut le ramage d’un homme qui n’est point Breton ?

_ La terre que grattent vos oisons, dit l’autre, donnerait-elle plus de poids à la parole d’un arrogant que la caution d’un honnête homme ?

_ Bah ! dit-il, que fait un bon commis ? Rend-il sou pour sou à ceux qui lui quémandent justice ? Fait-il l’aumône trois fois l’an, à Pâques, à Noël, et à la Toussaint ? Prêche-t-il pour défendre ses ouailles et le contenu de leur coffre, auprès des provinces, en Artois, en Champagne, ou même en Gévaudan ?

_ Dieu me garde d’aller en Gévaudan ! Les loups y sont terribles, à ce qu’on dit, et c’est sans parler des autres bêtes !

_ Alors, ne vous portez point au scrutin, mon ami ! Entendez-moi bien : chaque pays est une cause qui mange un homme ! Si vous ne périssez point des couteaux des jaloux, vous serez la proie des crocs, de la pestilence, ou encore des autres fléaux de la route, ou juste de la mauvaise ripaille ! Le pouvoir est une affaire de paladins : il faut être Roland sur son cheval, taillant de gauche et de droite, tout en gardant corps intègre et cœur pur. Et encore, lui-même fut trahi à la fin ! Non, non, pour nous gens de peu, laissons la fortune aux rois, et le choix des comtes et marquis, à Dieu ! Qu’ils portent un Breton, cela me suffit. J’ai assez à faire avec mes oies grasses. »

 

C’était il y a quelques siècles, c’était même hier. En voyant passer des vols d’oiseaux migrateurs, je me rappelle toujours ce fait étonnant : un canard sauvage peut vivre plus de quarante-cinq ans. Il suffit de dix ou douze pontes, en lignée continue, pour nous relier à ce temps-là…

                Autre considération, non moins surprenante : aujourd’hui encore nos députés sont élus par circonscription, selon un découpage plus ou moins arbitraire. La logique voulait, en effet, qu’un territoire qui possède une certaine unité culturelle, économique ou sociale, sélectionne le meilleur des siens pour être représenté auprès de la Nation : c’est ce qu’on justement construit les Républiques successives au fur et à mesure que s’affinait le mode de scrutin. Ce fut fort pertinent à une époque, celle des chevaux, des pigeons voyageurs et des trajets qui prenaient des jours entiers ; mais alors que la communication est maintenant instantanée, le critère géographique est-il encore le plus judicieux ?

                La désaffection des citoyens pour les élections nationales se constate suffrage après suffrage. Des politologues bien plus savants que moi lui ont attribué des causes multiples : faiblesse des arguments de campagne, déconnexion de l’élite politique du reste de la population, incapacité d’influer sur les conjonctures d’ampleur mondiale… Tout ceci est certainement vrai, mais je me demande quand même s’il ne faut pas y ajouter le caractère désuet de notre représentativité locale.

Une communauté d’individus se caractérise par des centres d’intérêt partagés : la langue ou le patois, la profession, la pratique de la religion, le niveau de richesse… Il y a quelques vies de canard sauvage auparavant, tous ces critères coïncidaient à peu près avec un terroir : on était marins à Douarnenez, on allait tous à la messe ensemble et on causait tous du prix de la sardine. De nos jours, on peut très bien s’estimer Breton, faire ses études au Canada et s’intéresser à la culture japonaise et au végétarisme sans rien renier de ses origines ; et pourtant, on va vous faire voter à l’ambassade sur la liste des Français de l’étranger.

                Ma proposition est donc celle-ci : qu’on utilise d’autres facteurs communs que la résidence pour regrouper les électeurs. On pourrait conserver un ou deux députés par département ; mais pour le reste, il sera possible aussi de voter par classe d’âge, par quotient familial, par catégorie socioprofessionnelle, par croyance ou par convictions culinaires… tout ce qu’on voudra ! Bien sûr, cela complique le principe de vote : il y aura d’autant plus de listes et de bulletins à mettre dans l’urne. Mais d’un autre côté, le lien avec les élus en sortira renforcé.

                La difficulté évidemment, est de sélectionner les critères qui justifient ou non une campagne et un scrutin ; certains apparaîtront anecdotiques ou douteux. Pour trancher, il faudrait réfléchir à l’ambiguïté fondamentale d’un élu : elle ou il est issu d’une certaine partie de la population mais vote des lois qui s’appliquent à l’ensemble. Il représente donc une culture particulière, qui doit négocier des compromis avec ses pairs dans l’intérêt général : c’est le principe de la politique. J’entrevois donc de séparer le fait culturel du fait politique. Il faudrait tendre vers une Assemblée représentative mais détachée des intérêts particuliers, orientée seulement vers le bien commun.

                Une nation n’est pas une agrégation de territoires, mais d’élans culturels, de regroupements d’individus par intérêts qui coïncident parfois selon une répartition géographique, mais de façon contingente. Une personne, un citoyen, est défini par son rattachement à un ou plusieurs pôles culturels qui reflètent son activité et ses choix de vie : un pour la Bretagne, mais un aussi pour les étudiants, et encore un pour la culture japonaise, et encore un autre pour le végétarisme. La seule différence, c’est que ces derniers n’ont pas de compétence territoriale ; mais rien ne nous empêcherait de les structurer de façon plus formelle.

               

                Il faudra évidemment beaucoup d’observations de canards sauvages pour arriver à une mise en pratique de cette idée que je jette comme un pavé dans la mare.  

Père Canard

dimanche 10 mars 2024

Quelques portraits de scouts


Guy de Larigaudie, parlant de la profondeur de l’âme, disait ceci : « Il nous faut réapprendre la flânerie. Non pas celle où l'on promène un cœur vide et une âme sans pensée. Mais la flânerie féconde qui est comme une retraite en soi-même. » Hélas ! Lorsque je m’arrête dans un parc pour regarder les canards, je m’effare de ne jamais y croiser mes scouts. Combien parmi eux ont encore les moyens ou le temps, de s’arrêter juste pour quelques oiseaux ? Accablés par les devoirs scolaires, débordés par des activités parallèles et multiples, sollicités sans arrêt pour peu de chose et angoissés au possible par une effervescence où l’on attend tout d’eux, ils épuisent leur cœur tout le jour et n’en dorment plus la nuit. Pauvres gosses ! Le scoutisme est pour eux l’un des seuls lieux de repli où on ne les force à aucun résultat, et j’y veille.

Voici le portrait de quatre d’entre eux ; ils ont entre quatorze et dix-sept ans.

Gloria vient d’une famille de qualité. Pieuse et catholique (elle apprécie la messe en latin), elle est très proche de sa mère ; son père, un géant, parle avec une voix forte mais ne la regarde pas. Blonde, assez grande, elle s’habille de façon très bourgeoise, mais seulement avec des couleurs sombres ; elle écoute de la musique classique ; elle adore les chiens. Sa réputation est très importante pour elle, son apparence aussi. Complexée et angoissée, elle a toujours du mal à trouver le sommeil, car elle est effarée par l’idée de décevoir. Elle est suivie par un psychiatre, et pendant les camps d’été, elle a besoin d’une ordonnance : elle a déjà fait une tentative de suicide. Elle regarde les autres de façon un peu hautaine, mais c’est surtout parce qu’elle n’est pas très à l’aise dans ses bottines. Elle a toujours le sourire, mais il est figé.

Taco, garçon au physique impressionnant, est partagé entre sa dévotion envers l’Eglise catholique et romaine, et sa fascination pour l’univers de la violence et du rap. Le dimanche il sert à la messe, le soir il traîne avec des racailles. Il a déjà reçu une amende pour possession de stupéfiants, et on l’a retrouvé mêlé à des incidents divers : des dégradations et des incivilités, voire plus grave ; ses résultats scolaires sont excellents. Ses parents sont divorcés, sa mère s’occupe de lui. Il a une attitude très virile, ses propos sont grossiers et provoquants et il a beaucoup de mal dans ses rapports avec les filles. Il est extrêmement serviable dès qu’on lui demande de l’aide. Entre ciment et belle étoile, comme dit Keny Arkana, il flotte entre deux mondes, et ne parvient pas à choisir ; dans sa tête c’est la guerre, les pensées fusent comme des rafales. Charismatique au possible, les autres garçons vont le suivre dans ses lancées, pour le meilleur ou pour le pire.

Palou, doux rêveur, n’est pas très grand. C’est un bosseur et un garçon très docile, mais également très intelligent. Son père occupe de hautes fonctions ministérielles, sa mère est femme au foyer. Il a de nombreux frères et sœurs, tous scouts. Son caractère est très facile et il s’entend avec tout le monde, mais il s’affirme surtout par sa discrétion. Il n’écoute pas de musique, sauf des chants de messe ; sur le camp, on peut le surprendre pendant les temps libres avec un cahier de devoirs de vacances. Son parcours de vie est tout tracé : amis, carrière, mariage... Il voit la vie comme un grand tapis rouge, déroulé devant lui par quatre ou cinq précédentes générations, et qu’il n’a plus qu’à emprunter le cœur léger, en sifflotant des cantiques ; à moins que ne lui parvienne entre-temps une plus haute Vocation, celle de prêtre.

Brianne, fille d’agriculteurs, est entrée dans le scoutisme par hasard. C’est une jeune fille à l’esprit très pratique, qui adore les choses concrètes, mais qui n’est pas très à l’aise dans les relations mondaines. Loin d’être une bonne élève, elle fait de son mieux mais le temps lui manque pour travailler : on a besoin de son aide à la ferme et comme celle-ci est loin dans la campagne, les transports lui prennent beaucoup de temps. La foi, ce n’est pas le genre de question qui la travaille, mais cela ne la gêne pas d’aller à la messe avec les autres. Elle danse dans sa tête, elle danse dans la vie et tout le reste n’est pas très grave. Lors des sorties et des camps, sa maturité est déjà celle d’une adulte : je peux lui confier sans problème un trajet de groupe en train ou bien une carte de randonnée. Son physique n’est pas avantageux et elle n’en fait pas un complexe, d’ailleurs sa joie lors des rencontres scoutes est un vrai rayonnement pour les autres.

 

J’entends souvent dire que chaque génération est différente de la précédente, voire qu’elle est pire, mais ce n’est pas vraiment ce que j’ai observé depuis toutes ces années où je suis chef. Qu’importent les « usages du numériques », à quinze ans on s’émerveille toujours autant devant un envol de colverts sur un lac, ou un coucher de soleil, pour peu qu’on les laisse les regarder ! Ce que viennent surtout chercher tous ces garçons et filles dans le scoutisme, c’est un endroit chaleureux, où ils puissent librement discuter avec leurs pairs ; et avant toute chose, où ils aient la place pour rêver. Je vois mon rôle de chef ainsi : élargir le cadre, le temps, l’espace ; pousser les obstacles qui empêchent de courir, de jouer, de crier fort ; écarter les toiles des tentes, pour qu’on s’y sente à l’aise, et libre, et bien.

La pédagogie en vigueur dans la branche a ceci de malheureux, qu’elle tend à rentabiliser le peu d’heures disponibles lors des rencontres, à tel point qu’on n’y a jamais le temps de tout faire ; mais les moments qui sont le plus appréciés, ce sont justement ceux où il n’y a pas d’agenda. C’est l’heure des rêveries et des discussions sans lendemain, aux antipodes du productivisme. Au coin du feu, dans le fond de la salle ou sous les étoiles, c’est alors que l’on forge des amitiés vraies, car c’est une chose de voir quelqu’un d’efficace en action autour d’un projet, c’en est une autre que d’oser se confier à une âme sincère. Le temps libre n’est pas qu’une opportunité, c’est une évocation de l’essentiel.


Père Canard