Qui suis-je, et pourquoi ce blog ?

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dimanche 18 février 2024

Du métier de chasseur

 

    « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai. » (Mt 11, 28)

La belle ville de Limoges a si bien aménagé les berges de la Vienne, qu’on peut s’y promener et apercevoir en plein centre-ville de magnifiques oiseaux sauvages. Il y a quelques années, alors que j’y étais en déplacement professionnel, je passais tout mon temps à flâner au bord de l’eau pour apprécier les foulques macroules et autres balbuzards fendant les flots à la recherche de poisson. Pendant la journée, les promenades sont tant fréquentées que quelques colverts qui ont trouvé là bonne fortune sommeillent à moitié tout en s’empiffrant de la nourriture jetée par les passants à leur intention.

Une certaine fois, pendant que je me perdais dans la contemplation de ces paysages mélancoliques, une grand-mère et sa petite-fille se promenaient à quelques mètres de moi. L’enfant s’élança soudain vers les canards, les deux bras tendus : elle avait fort envie de les caresser. La grand-mère l’attrapa par le col et lui mit une grande baffe. « Ne t’approche pas de ces oiseaux-là ! cria-t-elle, ce sont des paresseux ! Ils vivent de la mendicité publique et ils ne font rien ! Un canard, tu vois, ça devrait faire des ronds sur l’eau, plonger la tête, se remuer le popotin… Eux, ce sont des clochards ! D’ailleurs je vais écrire à la mairie, ce n’est pas normal, des canards comme ça ! Sarkozy a dit : il faut travailler plus pour gagner plus, et eux, là, ils donnent le mauvais exemple ! »

Un passant lui fit remarquer que les oiseaux ne font pas de politique. « Et vous, s’énerva-t-elle encore plus, je vous ai demandé si vous voulez que vos enfants soient chômeurs ? Ma petite-fille, elle va apprendre à travailler, et puis c’est tout ! » Ce disant, elle remit une torgnole à la gamine qui hurlait, et de peur qu’elle ne se fît corrompre par cet étalage de débauche, l’éloigna en la tirant vigoureusement par le bras.

La scène me marqua profondément, et m’invita à réfléchir sur le sens qu’on donne au travail. Après avoir longuement médité sur le sujet, je distingue, aujourd’hui, au moins trois notions derrière ce mot, qui ne se confondent pas tout à fait. Pour les illustrer, je vais prendre, au hasard, l’exemple d’un domaine merveilleux : la chasse. Je sais bien que de nos jours, peu de personnes pratiquent cette profession au point de vivre de la vente du gibier, mais faisons comme si.

Premièrement, tout travail impliquerait donc un effort, un dépassement de soi. Autrement dit, il faut y laisser des plumes pour gagner son morceau de pain. Embusqué dans les fourrés, ou dans une cabane ouverte aux vents, le chasse brave le fameux « froid de canard » dès l’aube, au lieu de paresser confortablement dans son lit. Il marche des kilomètres par jour pour traquer ses proies ; son chien le suit, fidèle compagnon de ses aventures éreintantes. En plus, au retour il faut compter le graissage du fusil, le brossage et le repas du chien, et la plumaison des oiseaux abattus ; bref, beaucoup d’efforts. C’est le contraire de l’oisiveté. On dit que le travail a une vertu libératoire, un peu comme la rectitude morale éloigne les vices : c’est aussi un développement individuel, un enrichissement de soi. En tout cas, c’est un investissement personnel conséquent. (Ceci dit, les palmipèdes du monde entier remuent la terre ou la vase selon la forme du bec que Dieu leur fait ; ils n’en sont ni plus ni moins libres que les Limougeauds dont je parlais au début, car tous peuvent bien déployer leurs ailes quand bon leur semble et partir cancaner ailleurs. Cette simple constatation me fait déjà hautement douter du caractère émancipateur qu’on pourrait bien dénicher dans la dialectique de l’effort et du mérite.)

Deuxièmement, ce serait grâce au travail qu’on trouverait notre place dans la société. Quand on demande à notre chasseur ce qu’il fait dans la vie, on n’attend certes pas qu’il nous raconte le temps qu’il passe à caresser son chien : c’est son activité principale, son métier, qui lui colle immédiatement une étiquette. Emu, il va vendre au boucher joyeux, qui l’attend, sa récolte du jour. On le salue dans la rue, on lui souhaite bonne chasse. Pour les maraîchers, le chasseur est un héros, car il lutte contre les Sangliers : c’est donc, au sens premier, une reconnaissance, qu’elle soit civile, pécuniaire, ou autre. Pour simplifier, j’inclus la rémunération dans cet aspect, bien qu’on pourrait en fait distinguer les deux, dans le cas d’un bénévole pour une société de chasse, par exemple. Bref, c’est le fruit du travail, l'ordre social comme récompense. Lorsque les canards volent en forme de V, chacun tient son rôle et prend la tête de la formation, avant qu’à force de fatigue un autre ne le relaie pour fendre les airs. (Toutefois, on serait bien en peine de distinguer les fainéants dans cette organisation, ou ceux qui sont nés trop chétifs pour diriger la figure : les chasseurs tirent dans le tas et ne font pas de différence entre tous.)

Enfin, le travail vaudrait œuvre de transformation du monde : c’est ce qu’on appelle la valeur ajoutée. Qu’il s’agisse d’un service ou d’un produit, l’œuvre ou la matière est différente après l’action de ce qu’elle était avant ; mais essayons d’inverser la perspective, c’est tout l’Univers qui est transformé par le travail, même de manière infime. Sans les chasseurs, les cultures seraient dévastées par les animaux sauvages, et les oiseaux migrateurs tellement répandus qu’ils perturberaient les trajets des avions ; à l’inverse, que les chasseurs soient trop nombreux ou qu’ils mettent trop de cœur à l’ouvrage, et des espèces peuvent se trouver menacées d’extinction. Le travail est le mode d’action de l’humanité sur le monde. (Je ne mêle nullement la bonne morale à cette affaire : le chasseur bien éméché qui abat une vache par inadvertance provoque aussi des remous, comme l’intervention des gardes-chasse, des experts en assurance, etc. En bien ou en mal, celui qui agit ne laisse jamais l’état du monde indifférent.)

Je prétends, après réflexion, que ces trois aspects ne se recoupent pas entièrement : en voici quelques exemples. Au chômage, notre chasseur ne reste pas inactif. S’il est privé de son cadre d’affût habituel, par exemple à cause d’un éboulement ou de travaux de voirie, il va activement en chercher un autre. Pendant ce temps, il ne perd pas son statut social, ne ménage pas sa peine pour faire avancer la situation, mais il ne ramène pas de gibier, et ne transforme donc pas le monde. De même, s’il part en formation : un stagiaire, un étudiant, même rémunéré, ne produit rien.

Autre situation, le noble rôle du chasseur peut-il être nié ? Peut-on le priver de la reconnaissance dont il est digne, alors même qu’il maintient ses louables efforts, et qu’il poursuit son action globalement positive sur l’environnement ? Le cas de figure s’avère, hélas, prompt à trouver : il suffit d’écouter les écologistes les plus virulents.

Enfin, dernier angle d’observation, imaginons que notre chasseur, devenu vieux, vive des ventes de ses mémoires illustrées ; ou plus subtil encore, qu’il ait mis au point une intelligence artificielle élaborée, qui permette de traquer le canard partout, et qu’il en ait déposé le brevet. En améliorant le quotidien de nombre de ses collègues, l’IA carbure au quotidien, mais pas lui : le voilà rentier. Ou même, s’il est au sommet de son art et touche au génie, qu’il n’a plus aucun effort à fournir pour trouver des proies : tout lui vient naturellement, il ne peut donc plus progresser.

Au bilan, l’apologie de la valeur travail exige de savoir d’abord où l’on se situe dans ce triangle. Si c’est seulement de trimer sous le joug qu’il s’agit, on confond l’engagement et la soumission : le travail faussement érigé en devoir est une oppression, inacceptable comme toutes celles de son espèce. Les politiques publiques ne peuvent d’un côté réprimander la violence, la bêtise, les fers et les chaînes dans les rapports sociaux, et d’un autre les encourager à travers une perspective dévoyée du travail, sans proposer d’espérance en retour : même un chien attend davantage de son maître qu’une pâtée ou des coups. Quant aux oiseaux sur ces berges, je veux dire les oisifs, ils ont de sérieux arguments ; que l’on me demandât de choisir, j'eusse volontiers encouragé le parti des paresseux.

Père Canard

dimanche 11 février 2024

De la majesté de Dieu

 

Une dinde, fière et de bonne allure, gloussait, fort gaillarde, chaque matin, dans l’attente du grain qui venait sans faillir. C’était à l’aube, lorsque le soleil écarquillait ses rayons, que la porte de son enclos s’ouvrait toujours, laissant passer un garçon de ferme qui lui donnait pitance ; ainsi en était-il depuis aussi longtemps que sa cervelle d’oiseau en avait gravé le souvenir. Si elle était capable de philosopher, elle aurait pu tirer de là plusieurs conclusions fameuses. D’une part, c’est donc là une loi immuable de la nature, aussi vraie que vont et viennent les jours, et que ses plumes poussent, tombent et se remplacent : tous les jours, le fermier passe la porte et lui verse son écot. D’autre part, elle en aurait ressenti une grande fierté : l’Univers est vraiment bien fait et bien ordonné, car ni l’homme ne verse la nourriture à côté, dans l’abri des canards, là où elle ne pourrait l’atteindre sans devoir se battre bec contre bec, ni on ne lui donne à la place de l’herbe ou même des clous : non, chaque jour c’est du bon grain appétissant, en généreuse proportion, qui tombe dans son écuelle. Elle est donc vraiment aimée du Créateur, puisque tout est agencé dans les moindres détails pour la rendre heureuse et la faire profiter de la vie. Cette existence-là étant organisée pour elle, et autour d’elle, n’est-elle pas, au fond, le centre du monde, et son principal sujet ? C’est pourquoi elle redressait la tête et se promenait dans le poulailler avec une grande dignité jusqu’au soir. Son raisonnement chut, hélas, et sa tête aussi, un 24 décembre : le temps d’affûter sa hache, le fermier fut en retard ; la volaille était attendue pour Noël.

L’exemple transmis par l’un de mes estimés professeurs de philosophie est d’abord une réflexion sur le principe de causalité, dans la lignée de Hume. Du jour au lendemain, les mêmes causes pourraient bien cesser de produire les mêmes effets, et la Lune par exemple nous tomber dessus au lieu de contourner à tourner joyeusement dans le ciel autour de notre belle boule ronde. Ce n’est pas, cependant, ce dont je veux causer ici. Je voulais plutôt partir de cette illustration pour insister sur le caractère fondé ou non de la louange adressée au Créateur. Dieu ne peut être que bon, puisque l’Univers est parfaitement adapté à notre espèce ; c’est ce qu’exprime le Psaume 23 (1-2) :

« L’Eternel est mon berger.

Je ne manquerai de rien.

Grâce à lui, je me repose dans des prairies verdoyantes,

et c’est lui qui me conduit au bord des eaux calmes. »

A l’inverse, que se passe-t-il dans une perspective athée ? Si Dieu n’existe pas, tout est permis, certes, mais il y a une autre conséquence : l’Univers n’est peut-être ni bon, ni préparé pour nous (c’est ce que j’appelle le principe anthropique nul), ni même exact.

Repartons de la préhistoire pour expliquer ce que je veux dire. Une tribu du Paléolithique guette le gibier, lance à la main. Elle sait que les palmipèdes viennent se poser sur cette mare, à cet endroit et à cette époque de l’année. Par chance, les oiseaux sont stupides : ils ne tirent pas de leçon de leurs défaites, contrairement à nous, les humains, qui avons appris à apprendre. La chasse sera donc facile, et le festin généreux. Mais la chance est aléatoire, or nous sommes favorisés à chaque fois : il y a donc une force supérieure à l’œuvre, qui nous est bénéfique.

Mon résumé est bien entendu simpliste, mais j’ose interpréter les peintures rupestres, au-delà de leur aspect artistique, comme une première forme d’équation logique : bien pratiquer la chasse = recevoir le gibier en abondance. Le formalisme est tout embryonnaire, mais les auteurs auraient ressenti le besoin de fixer sur les murs cette vérité empirique pour lui donner une première forme d’abstraction, de peur qu’elle ne s’efface dans la nuit. Les signes figuratifs qu’on retrouve sur les parois des grottes peuvent aussi bien tenir du domaine de la preuve : c’est une attestation, à chaque fois, et a posteriori, que la relation d’équivalence est validée entre les deux membres de l’équation. Plus ces preuves s’accumulent, et plus la crainte d’une invalidation s’éloigne ; et plus la croyance s’installe, plus la générosité du divin s’entremêle avec son rôle de garant de la véracité du monde.

Le formalisme logique, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne s’est pas du tout émancipé du sentiment religieux. Lorsqu’on pose une équation dont les deux membres sont égaux, il faut une caution derrière cette notion d’égalité, faute de quoi la ligne écrite perdrait toute signification. De la même manière qu’un acte de vente n’a de valeur que s’il est signé devant notaire, la valeur d’un théorème ne dépend que de la croyance dans le sens de l’écriture, de ce que l’on appelle le langage mathématique. A l’extrême, une hypothétique compréhension globale de l’Univers reviendrait à poser une équation suffisamment bien écrite pour décrire n’importe quel phénomène observable. Pour le moment, les physiciens n’y parviennent pas, car ils n’obtiennent que des résultats incohérents s’ils cherchent à mélanger les principes des deux principaux domaines d’étude (la mécanique quantique et la relativité), qui eux sont largement appuyés par l’expérience et considérés comme matures. Les chercheurs en concluent donc qu’il leur manque une théorie plus large qui les engloberait toutes les deux, une super-équation qui reste à découvrir et qui supporterait toute expérimentation ultérieure.

Je me permets humblement de suggérer qu’on n’y arrivera peut-être pas, et pour au moins trois raisons. La première est que le symbolisme mathématique n’est jamais qu’une représentation linéaire, donc réduit à une dimension, de phénomènes beaucoup plus larges. Il n’est donc peut-être pas possible de résumer toute la grandeur de l’Univers dans une expression si étroite. (Cependant, les progrès sur les ordinateurs quantiques pourraient nous permettre de gagner en largeur.) Le deuxième couac est lié à ce que j’appellerais la frontière grise, qui sera peut-être une limite à la connaissance humaine. Après tout, la science a largement progressé ces derniers siècles, nous laissant penser que parvenir à une compréhension totale de nos observations empiriques était à portée de main ; mais nous n’avons aucune certitude, finalement, de cet aboutissement éventuel sauf notre optimisme, et peut-être bien que la complexité des principes en jeu va nous bloquer à un moment donné du fait de nos capacités cognitives trop limitées. Là encore, en effet, on part du postulat tacite de la caution de Dieu, qui est bon et nous a faits capables de comprendre sa création, dont nous serions dépositaires.

La troisième raison, qui est celle qui se rapporte à notre volaille du début, est liée à notre propre rapport au monde. Y compris dans les deux arguments précédents, nous supposons que si la vérité ultime existe bel et bien, nous pourrions être empêchés de l’atteindre par différents obstacles empiriques ou cognitifs. Mais au fond, qu’est-ce qui nous empêche de considérer que l’Univers est peut-être faux ? C’est-à-dire que l’équation qui le décrit, si elle existe, n’admet pas de solution ? Ou qu'il est discordant, c'est-à-dire dirigé par deux, ou plusieurs, principes incompatibles ? Seul Dieu, un Dieu bon et généreux, nous laisse planer l’espoir d’arriver à un dénouement exact ; mais c’est une chose que de connaître les routes de migration des canards et des mammouths, et d’en louer les divinités, c’en est une autre que d’étendre le raisonnement à l’Univers tout entier. Privés de Dieu, nous n’avons aucune garantie de l’authenticité du monde à part compter sur notre baraka.

Revenons à Dieu. Le contre-argument à tout ceci se trouve bien entendu dans les Béatitudes :

Heureux les doux, car ils posséderont la terre. (Mt 5, 5)

Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. (Mt 5, 8)

Le Dieu de Jésus-Christ est un Dieu bon et qui appelle à la bonté, pas à la froideur logique d’une conviction ou d’un raisonnement. Loin d’un troc, ses bienfaits ne sont conditionnés que par sa grâce.