Chez les canards, la tenue est de
rigueur. Les humains les reconnaissent autant à la forme et au cri qu’au
plumage. De plus, on peut distinguer les colverts des mandarins, des foulques,
etc. rien qu’à la couleur. Enfin, pas tout à fait : ce n’est pas vrai pour
les canetons. Ils se ressemblent un peu tous, pour l’œil non averti, et
n’adoptent la robe des adultes qu’à la perte du duvet. Ce n’est pas très beau,
mais enfin ils n’ont pas trop le choix. Quand rôdent les chats, les belettes et
les autres prédateurs, il vaut mieux se faire discret. Notons que les chances d’être
croqué sont à peu près les mêmes pour tout le monde : on peut donc parler
d’une tenue égalitaire.
Est-ce transposable chez les
scouts ? La force du scoutisme, c’est d’aplanir les différences à travers
la chemise et le foulard. Ne nous voilons pas la face : le scoutisme
s’adresse d’abord aux milieux (très) favorisés. Il y a des ouvertures, des
groupes en milieu rural et des tentatives dans les quartiers populaires, c’est
vrai, mais la majorité reste encore aux catho-bourgeois de centre-ville. Et
pourtant… lorsque le scout ou la guide porte son uniforme, il n’y a plus de
hiérarchie sociale. Les seules grades dans les unités sont obtenus par la
progression personnelle, qui est individuelle et suit des règles communes,
connues de tous. Si tout le monde joue le jeu, et en premier lieu les adultes
qui encadrent les unités, on tend là aussi vers l’égalité. La nature, là non
plus, d’ailleurs, ne fait pas de distinction : si on ne ramasse pas son
bois, si on n’allume pas son feu à temps, qu’on soit enfant de ministre ou de
migrant, on mangera froid. Les contraintes sont les mêmes pour tout le monde.
Un petit rappel historique :
Baden-Powell étant un influenceur de son époque, c’est lui qui a popularisé
l’uniforme scout ; il reprend directement les codes militaires. Au retour
de la guerre des Boers, il écrivit « Scouting for boys » et mit en
place les premiers camps. Ce fut un succès mondial. Les garçons du monde entier
(les filles aussi, mais un peu plus tard) virent dans sa proposition un
formidable vecteur d’émancipation. Il n’y eu pas besoin d’imposer quoi que ce
soit : ce sont les enfants eux-mêmes qui dépensèrent leur argent de poche
en chemise beige et foulard, pour ressembler à BP, leur idole de l’époque. De
la même manière, aujourd’hui, si un youtubeur fait une vidéo marrante avec un
affreux pull vert, les jours d’après on voit la même horreur sur les épaules de
plein de gens dans la rue : c’est exactement pareil. Après quoi, les
éducateurs adultes ont suivi le mouvement et se sont mis à porter aussi la
tenue, moitié par souci d’harmonisation, moitié par attachement à
l’accoutrement de leurs jeunes années scoutes. L’habitude de l’uniforme est
restée, l’engouement aussi ; les choses se sont institutionalisées un peu.
Un siècle plus tard, la chemise a évolué, les couleurs ont changé (parfois),
mais le principe est resté le même : la tenue scoute est avant tout un
choix d’adhésion, elle n’a aucun pouvoir de coercition.
Ce n’est pas vrai à l’école. Le
scoutisme est choisi librement, tandis que l’école est obligatoire. Cette
simple différence explique pourquoi je doute de l’efficacité de l’uniforme chez
les élèves. La contestation de l’oppression fait danser l’ardeur vibrante de la
révolution, et la diabolique incarnation du pouvoir par la tenue ne peut que
susciter des réactions à fleur de peau. Si
l’uniforme aura la vertu de gommer les différences vestimentaires, reflet des
inégalités de condition, il servira surtout à unir toute une génération dans la
détestation de l’autorité et de l’Etat. On en arrive vite à la question de
fond, d’ailleurs : l’école, ouverte à tous, qui était porteuse de savoirs
et donc d’accès à une vie meilleure, s’est refermée sur les élèves comme les
pattes d’un chat sur un caneton joli, pour leur inculquer aujourd’hui des
valeurs qui ne sont plus forcément en adéquation avec les aspirations du
peuple. Que le peuple ait tort ou raison, que ses motivations soient subverties
ou pas, est un sujet différent, et j’en parlerai probablement dans un autre
billet ; ici je constate simplement qu’il y a décalage. Donc, on ne jette
pas un voile pudique sur la pauvreté du débat, aussi facilement qu’on cache les
tatouages d’un bagnard avec une tenue à rayure ; car c’est bien de la misère
de l’âme qu’il s’agit. Là est le vrai problème : de l’éducation
républicaine, on n’espère maintenant plus rien. Quant aux Japonais, qu’on peut
citer en exemple dans cette affaire, ils ont réussi à sublimer l’uniforme
scolaire pour en faire un ingrédient culturel : en France, nous en sommes
loin.
Autant je suis contre le port de
l’uniforme pour les élèves, autant je le suggère fortement pour les enseignants ;
c’est la proposition que je veux faire dans ce billet. Par rapport aux enfants,
je pars d’abord d’un sombre constat : l’école se rapproche de plus en plus
d’un lieu d’enfermement, et il va falloir formaliser le rôle de ses gardiens. Puisqu’il
y a décalage, la faille de plus en plus béante entre les aspirations des uns et
le conservatisme des autres engendrera d’autant plus de violence, dirigée en
particulier contre les enseignants. C’est pourquoi il n’y a rien d’anormal à
manifester leur statut par un uniforme ; d’ailleurs, on pourra y intégrer
un gilet pare-balles. La transformation des écoles en centres de privation de
liberté a le double objectif, illusoire, d’empêcher les influences extérieures
d’y entrer, et d’y enfermer les élèves tant qu’on n’a pas fini de leur
inculquer les valeurs officielles. C’est un leurre, évidemment, mais pour le
moment l’Etat y croit. Nos écoles deviendront de vraies forteresses idéologiques,
dont les profs seront les kapos, au milieu d’un chaos d’idées vagues et superstitieuses.
On sait bien comment les lignes Maginot finissent : tout cela n’est pas
très joyeux.
Le deuxième argument, c’est
vis-à-vis des parents d’élève. La pression, toujours plus forte, qui vient des
enjeux de l’orientation, engendre un discours d’autant plus agressif de la part
des familles. On parle rarement à un gendarme comme une belette à un canard,
car la peur de l’uniforme existe encore un peu. Le fait que les professeurs
soient en tenue, lorsqu’ils s’adressent aux parents ou à toute personne
extérieure à l’école, renforcera leur statut de fonctionnaire, leur prestige et
rappellera indirectement le soutien de l’Etat à leur égard. C’est donc là leur
offrir une certaine protection symbolique, même si de la même manière, l’intégration
du gilet sera sans doute fort utile, en pratique, lors de réunions houleuses.
Pour terminer, voici la version
optimiste de la chose. Les hussards noirs portaient bien plus que des valeurs
dans les villages de France : c’était l’ouverture vers un avenir meilleur.
Aux enfants des campagnes, ils apportaient un savoir inaccessible autrement ;
l’estime pour le professeur venait moins de son statut que des possibilités qu’il
donnait à rêver. L’autorité s’impose ou bien par la peur, ou bien par le
charisme personnel (ce qui n’est pas donné à tout le monde), ou bien par la
différence manifeste d’expériences et de savoirs à transmettre. Que l’école suscite
à nouveau l’espoir ! Alors les élèves voudront ressembler au professeur et
adopteront d’eux-mêmes sa tenue.