Qui suis-je, et pourquoi ce blog ?

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dimanche 21 avril 2024

Vers le Mont-Saint-Michel


Alléluia ! J’aurai peut-être assez de jours de congé, cet été, après le camp scout, pour partir en pèlerinage au Mont-Saint-Michel : les vacances s’ouvrent à moi avec l’idée d’un bel itinéraire sur nos chemins de France. Pendant que d’autres exulteront sous la flamme olympique, j’irai chercher un feu plus solitaire. Le nez au vent, la tête dans les nuages, je guetterai les cormorans sur les berges de la Risle, de l’Orne et de la Sélune. Puis, ce sera la baie d’Avranches, ah ! Avranches et ses tadornes de Belon ! Tout le long, des calvaires aux chapelles perdues dans les champs, j’élèverai chants et louanges pour cette nature si belle. Et enfin, au bout du voyage, lorsqu’apparaissent les pointes de l’abbaye lancée au-dessus des flots, si Dieu le veut, parmi quelques touristes, j’entendrai dire la messe.

 

Un pèlerinage est une marche sans objectif. Si mon seul but est d’arriver au Mont, ou à Saint-Jacques-de-Compostelle, faire un selfie et manger une glace devant l’église, je n’ai qu’à prendre un avion, un bateau ou un train : c’est beaucoup plus efficace que de traîner les pattes pendant des jours entiers. Bien sûr, on fait généralement des plans avant de partir : la durée des étapes, les lieux de couchage, etc. mais en se mettant en chemin, l’âme n’est pas tant dans l’expectative du confort de l’hôtel ou de la ponctualité du bus. Ce sont les paysages, les aventures vécues, les rencontres sur le trajet, et le dialogue avec Dieu, qui pétrissent le pèlerin. Ces éléments sont, par essence, imprévisibles : ils n’entrent pas dans une logique d’évaluation ou de retour sur investissement. C’est le trajet qui est important, pas l’arrivée.

Quasiment toutes les démarches, aujourd’hui, relèvent du projet et non de la grâce. Si je veux, par exemple, passer le permis de chasse, je vais prendre des cours et préparer les examens dont les critères sont connus. Pour cela, je me donne des moyens : je fixe un budget, un calendrier, je prépare des jalons intermédiaires de ma progression et je les mesure. Enfin, je passe l’épreuve théorique, puis pratique, qui tranchent de manière binaire entre mon succès ou mon échec : il n’y a pas de place pour l’incertitude. La composition même du mot pro-jection révèle ce pont tendu entre le futur idéalisé (l’objectif) et l'incomplétude du présent (la mise en œuvre, les moyens). Nous vivons en tension, dans l’attente de ce qui n’est pas achevé mais doit l’être, sauf erreur de notre part. Qu’il s’agisse de faire ses courses, ses études, d’acquérir un fusil de chasse adapté ou même d’attendre un enfant, tout est devenu affaire de nombres, d’indicateurs, de précision et d’évaluation des objectifs. On ne laisse rien au hasard, sinon c’est une faute.

Un pèlerinage n’est pas un projet. Il n’y a aucun sens à demander à un pèlerin quelles sont ses attentes. S’il le savait, il n’aurait pas besoin de partir ! Certaines agences de tourisme, pourquoi pas, organisent des parcours clés en main pour celles et ceux qui n’ont pas envie de se préoccuper de la logistique ; soit, mais que mettre dans le questionnaire d’évaluation, à l’arrivée ? Que veut-on jauger ? S’ils ont rencontré Dieu sur la route, ou si la marche a affiné leur âme ? Et dans le cas contraire, qu’est-ce que l’agence peut y faire ? Ou bien, on évalue seulement les conditions matérielles : si le lit était confortable, si le pâté de campagne était bien assaisonné… Très bien, mais si un pèlerinage se résume à cela, on passe un peu à côté de l’essentiel.

Qu’est-ce qu’un pèlerinage, au fond ? C’est d’abord se faire petit, tout petit devant Dieu et le monde qui nous entoure, et accepter qu’on ne maîtrise pas ce qui vient à nous sur la route. Il faut se laisser porter par la main, s’abandonner au destin. D’autre part, un pèlerinage est unique : si j’effectue le trajet une seconde fois, le vécu sera différent. On ne peut pas le simuler en laboratoire, ni en réalité virtuelle, où tout est déjà paramétré. Et puis, au retour chez soi, il faut relire ce qu’on a vécu : ce n’est que par la prière et le discernement qu’on profite de la pleine expérience du voyage, qu’on approche un peu plus les mystères de la vie.

Je comprends parfaitement l’investisseur qui veut évaluer ses risques et ses gains potentiels avant d’engager de l’argent dans une entreprise ; mais, lorsque qu’un retraité passionné cultive son jardin, par exemple, il n’en attend rien d’autre que le plaisir de voir ses fleurs pousser de ses mains. Faute de quoi, il lui suffit de payer un jardinier ! Je ne vois que deux domaines, à part le spirituel, qui échappent encore à cette mécanique du rationnel et de l’efficacité : l’art, d’abord, puisque par définition, si l’artiste avait une idée claire, précise et aboutie de son œuvre avant de la réaliser, on n’aurait plus besoin d’elle ou de lui ; et deuxièmement, la science fondamentale. La trame intime de l’Univers reste encore à découvrir, par conséquent tout financement d’une équipe visant à l’explorer, même pour conforter une théorie largement plausible, correspond à un risque inconnu de viser à côté de la cible ; et je rappelle que beaucoup de grandes découvertes scientifiques ont été faites par hasard.

Il y a donc deux moyens concurrents d’accomplir quelque chose ; ou plutôt, soyons prudents, il y en a au moins deux, car il en existe peut-être encore d’autres, que ma cervelle d’oiseau n’arrive pas à distinguer. D’un côté, le triptyque objectifs-moyens-indicateurs, est, de nos jours, largement, le plus répandu ; et de l’autre, l’abandon à la providence et au hasard. Dans le premier cas, je sais à l’avance ce que je veux obtenir, et je construis la démarche qui va en faciliter la réalisation ou l’apprentissage. Dans le deuxième, j’ignore ce que je vais obtenir et je laisse la réalisation œuvrer par elle-même, après avoir admis qu’elle me dépasse.

 

Il est tentant de croire qu’une fois devant Saint Pierre, au bout d’une vie bien remplie, voilà qu’on nous déroule une longue liste de cases à cocher pour valider ce qui fut accompli : le mariage, l’achat de la maison, de la voiture, la réussite professionnelle… Voire, pour les plus charitables, le nombre de pauvres qu’on a aidés, les sommes données aux diverses organisations bénévoles, etc. A partir de ces éléments, Saint Pierre n’a plus qu’à sortir une grande calculette pour déterminer notre pourcentage de réussite et afficher l’indicateur final, ultime, de toute notre existence, qui nous permettra de passer ou pas la grande grille toute dorée. Suspense… 67% ! Tu peux rentrer ! 49,1% ? Pas de chance : l’escalier qui descend est là-bas ! Pauvre Saint Pierre, le voilà transformé en comptable…

La vie tout entière que nous menons ici-bas tient bien davantage du pèlerinage que du projet. Si c’était un projet, qui en déterminerait les objectifs ? Ce ne sera pas Dieu : Il nous laisse le libre-arbitre. Ce ne sera pas non plus la société : nous n’aurons jamais tous les paramètres pour les définir individuellement. Nous pouvons, nous-mêmes, chacune et chacun, donner un but à notre vie, comme devenir un grand et célèbre chasseur, répandre la Parole de Dieu, ou bien faire fortune, tout simplement ; mais ce faisant, nous laissons notre environnement, nos proches, notre savoir ou notre vécu, s’imposer à nous pour nous guider vers ce qui nous semble le meilleur : c’est exactement ce qui se produit lors de la rencontre avec le sacré.

 

Oiseaux, oiseaux ! Canards de Normandie, vous avez tant à m’apprendre de votre envol ! Pourvu que je puisse m’élancer sur cette route à l’été…

 

Père Canard

vendredi 12 avril 2024

De l’homme qui se prenait pour un oiseau


Mes scouts s’inquiètent parfois de ma fascination pour les volatiles à pattes palmées, à tel point qu’ils craignent qu’il ne me pousse des plumes et que je ne m’envole un jour. Je veux volontiers les rassurer en leur rappelant que le cri des canards sauvages porte loin, qu’il n’est pas soumis à l’écho et que je pourrai donc continuer à les guider depuis les cieux pour bien allumer leur feux de camp et bien planter leur tente ; mais ils me rétorquent cet exemple d’un Américain qui, il y a quelques années, étant persuadé d’être lui-même devenu un oiseau, s’était tout fardé d’un beau plumage et, s’équipant aussi d’ailes faites de toile ou de tissu, avait tenté l’envol depuis le sommet d’un gratte-ciel : il était mort sur le coup.

 

L’histoire est tragique mais enrichissante à plus d’un titre, et je vais l’étudier un peu. Tout d’abord, l’individu en question est allé jusqu’au bout de ses rêves, comme dit la chanson, et ne s’en est pas laissé conter de la part des pessimistes et des dubitatifs. Il avait une idée, et il l’a suivie malgré les obstacles : c’est la définition même du positivisme en entreprise. Dans cette perspective, l’essentiel est l’élan, et non pas la chute : les murs de tous les bureaux du monde sont tapis de figures en costume cravate grimpant des escaliers qui ne mènent nulle part. Les dictons tels que « il ne savait pas que c’était impossible, alors il l’a fait » ou «  c’est comme le vélo, on tombe dès que ça s’arrête » nous y invitent à l’innovation et à la prise de risques, qui eux-mêmes entraînent la croissance et la richesse. La réussite, si on peut la qualifier, n’est jamais atteignable : c’est une tension continue vers le succès. Ainsi, pour décoller au moins en Bourse, notre Icare apprenti aurait pu faire sponsoriser son accoutrement, médiatiser sa tentative, voire vendre des produits dérivés : la gestion managériale de son idée, incarnée dans une marque agile, qui aurait pu en outre offrir des emplois nombreux, l’aurait tellement absorbé qu’il aurait repoussé à bien plus tard sa prise de risque, occupé qu’il eût été à gagner de l’argent. Possiblement, voilà la fin la plus heureuse qu’il eût pu connaître ; il lui a seulement manqué quelques compétences entrepreneuriales.

Observons maintenant cet oiseau du point de vue du droit, et en particulier de ses droits fondamentaux en tant qu’être humain. Le fait qu’il se soit lamentablement écrasé au sol est-il une injustice ? Sa famille peut-elle réclamer des dommages et intérêts à l’Etat, au titre que tout n’a pas été mis en œuvre pour lui permettre de vivre sa différence ? Si l’évènement s’était produit en France, on pourrait très bien plaider l’incohérence entre la loi sur les discriminations, qui vise à normaliser les personnes qui s’estiment non standard, et celle de la gravitation. La famille, éplorée, intenterait toutes les actions nécessaires pour faire reconnaître les responsabilités civiles dans cet accident. Quand l’identité est de l’ordre du performatif, c’est à la collectivité de prendre les mesures nécessaires pour que chacun puisse exprimer toute la richesse de son être sans subir de danger ou de menace. En vertu du principe de précaution, il faut donc d’urgence installer des dispositifs de protection, des cordes et des poulies en haut de chaque immeuble, afin de protéger tous les emplumés sincères à qui il prendrait l’envie d’en gravir les parties communes, pour y tenter le grand saut ; or il n’y a aucune norme de ce type en place dans le code de la construction et de l’habitation. L’Etat est donc fautif de ce manquement, et il doit payer ! (En réalité, c’est comme toujours le contribuable qui va payer.) 

Plus sérieusement, la question de fond qu’illustre finalement cette envolée, c’est celle de l’existence d’une vérité collective, c’est-à-dire du rapport de la vérité à la politique. Le fait de se prendre pour un oiseau ne provoque un jugement que chez ceux qui le regardent tomber : qu’il se crût une taupe, nul ne l'empêchait de creuser seul dans son jardin. L’enfer, c’est toujours les autres…

 

Mes scouts viennent parfois vers moi avec beaucoup d’inquiétude sur ces questions d’identité : le genre bien sûr, mais aussi les préceptes moraux de l’Eglise catholique et apostolique, qui ne sont pas toujours faciles à défendre en classe. Ils ont aussi des interrogations sur leur corps, leur apparence ou leur profession future (par exemple s’ils s’orientent vers une carrière qui les passionne, mais rapporte moins que d’autres ou suscite la moquerie). Tous ces possibles sont constitutifs de leur quête de soi : ils ne voient donc rien d’étonnant à ce qu’un jour leur chef prenne son envol si tel est son désir, puisqu’on leur apprend qu’il faut accepter toutes les expressions de la personnalité, sans discernement ni barrière. En même temps, je sens bien que cette myriade de choix leur génère une grande angoisse : si tout se vaut, comment déterminer ce qui est propre à soi ? Sans parler de ce qui est juste, et encore moins du plus beau…

Face à ces vertiges contemporains, j’essaye très humblement d’imaginer ce qu’aurait dit Baden-Powell. Je leur réponds ceci : ce que vous faites, et en particulier ce que vous faites pour rendre le monde un peu meilleur, est beaucoup plus important que ce que vous êtes. Vous pouvez jouer à être une femme, un homme, quelque chose entre les deux, ou bien un extraterrestre ou même un oiseau, au fond peu importe. Ce n’est pas l’essentiel. Ce qui restera de vous après votre bref passage sur terre, ce n’est pas votre personne, qui retournera à la poussière, c’est votre contribution à la cathédrale humaine qu’on appelle aussi une société. En bien ou en mal, ce sont vos actions qui auront des conséquences, car votre définition de vous-même ne concerne que vous.

Que cette réponse est incomplète, bien sûr ! Je ne veux pas mépriser la souffrance de ceux qui se perdent dans leur recherche personnelle, car je sais bien que pour certains c’est pathologique : j’ai déjà connu hélas plusieurs gamins hospitalisés après avoir sombré dans ces questionnements métaphysiques. Cela dit, je sais que le bonheur authentique ne vient pas de soi-même mais de ce que l'on apporte aux autres. Des millions d’années d’évolution humaine nous ont appris l’entraide et l’empathie, et ce n’est pas un égalitarisme dévoyé qui nous fera changer si vite. J’espère même un peu mieux, c’est que la bonté nous apporte une grâce qui n’est pas de ce monde, et que c’est chez les autres qu’on trouvera le paradis. Quant à la liberté, elle n’est heureusement pas cantonnée à la conscience, et il faudra que j’en parle ailleurs. Voilà que j’ai déjà assez picoré des idées ici et là sans les creuser vraiment : je termine en citant Larigaudie, qui exprime bien mieux que moi ce que je voulais dire au paragraphe précédent.

« Un acte une fois posé ne se reprend pas. Ses orbes et ses ressacs se prolongent en des lointains inaccessibles. Nous créons du définitif et c'est ce prolongement dans l'éternité de nos moindres actions qui fait notre grandeur d'homme. »

Père Canard