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mercredi 30 octobre 2024

Apologie de la gentillesse


Baden-Powell aimait à répéter qu’un scout doit toujours garder le sourire, dans toutes les circonstances, y compris les plus difficiles. Exercice ô combien exigeant ! J’en ai fait l’expérience plusieurs fois pendant le camp, cet été, lorsque nous affrontâmes quelques turpitudes : un bagage perdu, une météo défavorable, un véhicule en panne… Nous subîmes un incident un peu plus sérieux lors d’un barbotage en eaux libres : le moniteur diplômé ayant mal donné ses consignes, je me retrouvai avec d’autres le corps emporté par le courant. Voilà ma tête qui s’enfonçait sous la coque du petit bateau de ce brave homme, mauvais plongeur, je n’eus pas le réflexe d'inspirer de l’air avant de disparaître dans la lessiveuse ; adieu canard ! me dis-je alors que j’ignorais ce qui de l’autre bord m’attendait, branche ou rocher qui pourrait me retenir par la patte et l’idée de la noyade m’effleura avec un certain calme ; je bus la tasse copieusement…

On ne peut pas se lancer dans des études palmipédologiques sérieuses sans aborder l’histoire de Jonathan le Goëland. Pourtant, j’ose à peine m’attaquer à cette œuvre monumentale, car ses implications sont tellement nombreuses qu’on peut en débattre des heures au coin du feu ; c’est autant une merveilleuse façon d’animer une veillée sous les étoiles. Il y a deux manières, je pense, pour faire simple, de profiter de ce récit qui ne s’adresse pas qu’aux enfants. La première, qui à mon sens est erronée, est d'admettre la vision développementaliste selon laquelle il n’y a pas de limite à notre potentiel, à condition de croire en nos rêves : je pense que c’est trompeur, ou au moins incomplet, surtout parce que notre imagination est tellement limitée par rapport à la grandeur du monde, que se fixer une ambition somme toute finie est réducteur et empêche de se laisser surprendre par l’existence ; c’est comme vouloir dresser une échelle sans connaître la hauteur du ciel. C’est pourquoi j’oppose la maïeutique à la propédeutique, en matière d’éducation. La seconde interprétation possible est davantage une définition de la joie à la manière de Saint François d’Assise : celle d’une vie débordante qui transforme toutes les épreuves en une jubilation intense, avec l’aide de ses frères ; c’est ce qu’on attend d’un scout.

Le sourire ne doit pas être niais. Une fois j’étais face à un brave paysan qui nous avait d’abord prêté de bon cœur son terrain, puis, s’apercevant que les scouts piétinaient copieusement l’herbe destinée à ses vaches, nous avait demandé de déguerpir dans les plus brefs délais. Il avait fallu tenir ferme et négocier, mais toujours de bon aloi : nous avons trouvé un compromis en ouvrant le camp sur un autre pré. Une autre fois, un maire nous avait demandé de ramasser toutes les ordures de son village, après le passage de touristes, qu’il n’avait pas vus, car, disait-il, c’étaient probablement les scouts qui laissaient traîner leurs déchets partout. Nous lui avons proposé de rendre ce service, et de bon cœur, mais en précisant bien que cela ne valait pas reconnaissance de notre responsabilité dans l’affaire : il nous a crus et nous a dédouanés de cette charge.

Le sourire ne doit pas être narquois ni moqueur, mais franc et sincère. Taco avait eu des ennuis avait la justice pour quelques incivilités. Le policier, racontait-il, ne pouvait rien contre lui, car derrière le magistrat le relâcherait certainement, à cause de l’excuse de minorité, ou même du manque de places en prison, et donc il ne risquait pas grand’chose. Comme élève perturbateur, il avait aussi l’habitude de railler ses professeurs quand ils ne pouvaient pas le punir davantage. A l’inverse, pendant le camp, il vaquait aussi bien au bois qu’à la cuisine et aux autres tâches sans jamais renâcler. Il expliquait assidûment aux plus jeunes scouts ce qu’il avait bien compris : si le feu n’est pas prêt à temps, le repas ne sera pas cuit, et ce ne sera pas la faute des chefs ni du bois mort mais de celui ou celle qui ne l’a pas ramassé. La nature, disait Baden-Powell, est le meilleur éducateur qui soit.

Le sourire ne doit pas être désespéré. Gloria me confiait une fois que lorsque lui venaient de sombres pensées, ou bien qu’elle se sentît fautive de quelque chose, le sourire lui allait bien pour ne pas indisposer ses amis. Après lui avoir quand même suggéré d’en parler à un psychologue ou de se confesser à un prêtre, si son âme était lourde, je lui rappelai par ailleurs qu’il ne faut surtout pas méprendre l’amour pour la pitié. Certains saints fameux sont passés par des épreuves violentes ou une souffrance extrême pour approcher Dieu dans sa félicité, mais cela ne signifie pas que la souffrance soit désirable pour elle-même ; les pervers et les sadiques font ce raccourci. Sourire aux autres n’est pas les inviter à rejoindre son malheur, ni à l’inverse les en exclure : c’est chercher avec eux quelque chose de meilleur, c’est le début d’une belle aventure.

Le sourire vrai désarmé l’énervé. J’étais face à un parent de scout qui me reprochait de voir sa gamine grandir trop vite. La jeune guide était, à son grand désarroi, plus autonome et sûre d’elle-même au retour du camp, et commençait même à parler de quitter la maison plus tard. J’ai essuyé une vraie tempête en retour, insultes et insinuations de toutes sortes de la part de cette personne très possessive ; comme je gardais mon calme, elle finit par tomber à court d’arguments. Une autre fois, j’affrontais une responsable de la paroisse, terrible entre toutes, qui trouvait que les scouts faisaient trop de bruit à la messe : je lui fis remarquer que cela valait mieux qu’ils ne s’y morfondissent, ou qu’ils n’y vinssent pas.

La gentillesse et la bonté sont un degré supérieur à la bienveillance. Cette dernière, nécessaire, offre un cadre serein à l’épanouissement des enfants dans un environnement affectif sécurisé : c’est vraiment nécessaire, mais parfaitement insuffisant dans une perspective chrétienne. En effet, on peut demander à un enfant s’il se sent à l’aise dans un accueil de scoutisme, et il répondra par oui ou par non ; mais la tendresse, le bras qu’on lui passe autour du cou (et pas ailleurs !), la surprise qu’on lui fait pour son anniversaire, ou encore les plaisanteries (plus ou moins) réussies de ses camarades, ne sont pas tant objectivables qu’elles touchent les cordes de son âme. C’est, en effet, le caractère spontané de ces émotions qui les rend efficaces : qu’on essaye de les répartir à l’avance sur un planning, et elles perdent tout efficience en sombrant dans le formalisme. Le cadre des activités scoutes est posé par la maîtrise, en application de la réglementation, de la pédagogie, et des autres préconisations très recommandables des autorités ; ensuite, ce cadre doit se remplir d’une peinture colorée et joyeuse.

Pendant ces secondes infinies où l’eau bouillonnait dans mes oreilles, alors que ma tête butait toujours contre quelque obstacle sans pouvoir regagner la surface, j’avoue avoir été submergé par une forte dose d’ironie plus que de panique. Était-ce le fait que, si noyade il devait y avoir, ce serait celle du responsable et pas l’un des enfants ? Ou la réalisation du mauvais pressentiment qui m’avait poursuivi avant le départ ? Toujours est-il que ce sentiment n’était pas d’une jubilation extrême : ce que nous demande Baden-Powell est exigeant. Je me laissai porter par le courant sans résister.

Comme le cormoran s’envole de la rivière, après avoir attrapé le poisson-chat, il se pose sur une branche, au-dessus des flots, pour avaler sa proie ; alors, satisfait de ses efforts, ses besoins rassasiés, il lisse ses plumes jusqu’à ce qu’elles luisent au soleil qui réchauffe le cœur : ainsi mon corps flottant émergea et je retrouvai la lumière. Les cris, tout d’abord, tout autour, me firent craindre un drame : il n’en était rien, ce n’étaient que les encadrants qui hurlaient, furieux que leurs consignes aient été mal reçues, ou mal données. Le groupe se rassemblait déjà sur la berge pour une autre épreuve de plongeon, et je les rejoignis tant bien que mal, titubant, crachant l’eau de mes poumons, et peu fier de ma prestation aquatique : quelques secondes après, on m’y jetait de nouveau. Les scouts, au retour, me remercièrent d’avoir conservé le sourire dans ces moments d’épreuve.

Je rends grâce à Saint Joseph pour ce camp qui s’est déroulé dans une joie fraternelle.

Père Canard