Le camp d’été
des scouts approche. Comme chaque année, c’est un moment de grande…
paperasserie, avec de nombreux certificats et autres attestations à obtenir
pour être dûment autorisés à camper. Canards, jolis canards, qui vous posez où et
quand il vous plaît, comme je vous envie !! Je compare souvent les scouts
aux palmipèdes, car ils ont beaucoup en commun : tels des migrateurs, ils
partent, aux beaux jours, vers des horizons nouveaux, là où le soleil les
appelle. Tout comme les oiseaux d’élevage, on les regroupe par tranche d’âge,
ils s’agitent, crient et mangent beaucoup ! Et d’eux monte un chant qui raconte
bien des choses, dans une langue qui leur est propre, mais qui ressemble quand
même à un caquetage…
Contrairement
à ce que le grand public pourrait imaginer, un camp scout ne s’improvise pas.
Longtemps préparé à l’avance, vérifié, agréé, le dossier du camp est ensuite
déclaré auprès des autorités compétentes, alors que son programme fait l’objet
d’une validation interne ; tout est ensuite approuvé par la préfecture
d’accueil. Une réglementation volumineuse, faite d’articles et de codes,
encadre le déroulement des activités, et les chefs comme moi-même sommes sujets
à plusieurs obligations et contrôles. La sécurité des mineurs accueillis est
assurée par un cadre strict, surtout après une série d’accidents malheureux ces
dernières années. Toutes ces mesures sont vraiment nécessaires, car elles
garantissent la confiance des familles qui nous laissent la responsabilité de
leurs enfants.
C’est dans le
domaine pédagogique que je suis un peu plus critique. Pour prouver l’intérêt du
camp et ce qu’il va apporter aux mineurs accueillis, on nous demande de rédiger
un projet qui explique en quelques points les objectifs à atteindre. La plupart
des mouvements scouts, d’ailleurs, se dotent d’un projet éducatif qui explique,
à un niveau plus large, leur vision d’une éducation aboutie à travers le
scoutisme et le guidisme ; le projet utilisé sur le camp n’en est qu’une
déclinaison à plus petite échelle. En soi, cette démarche n’est pas mauvaise,
car elle permet d’encadrer ce qui va se passer pendant le camp et d’éviter les
débordements. Elle relève de ce qu’on appelle en éducation une propédeutique,
c’est-à-dire une construction préparatoire à un enseignement plus avancé :
dans mon cas, celui des grands adolescents, le dossier de camp est souvent
préparé en commun avec eux pour leur apprendre la démarche qu’ils devront
assumer eux-mêmes plus tard, s’ils deviennent chefs ou cheftaines.
J’ai besoin d’étendre
un peu cette définition, car je n’ai pas trouvé de mot adéquat pour exprimer le
concept que voici. Appelons donc propédeutique, par extension, une démarche
éducative qui utilise la méthodologie du projet pour parvenir à un résultat souhaité
chez la personne éduquée. Comme dans tout projet, on définit des paliers de
progression ou jalons, des délais, et on met en face des moyens ainsi que des
indicateurs pour mesurer l’atteinte des objectifs. Par exemple, si l’on
souhaite apprendre à un scout à construire une épuisette à papillons, on va d’abord
lui faire faire des nœuds, puis lorsqu’il maîtrise les techniques de cordage et
qu’il peut lier un filet, on lui fera ajouter un manche ; enfin, on organise
un concours de la plus belle épuisette où on attribue des récompenses sous
forme de bonbons.
Mais voici ma
première critique : le projet est issu du monde de l’entreprise. Puisque
les dirigeants bénévoles des mouvements d’éducation populaire sont assez souvent
des cadres supérieurs, on peut supposer qu’ils ont reproduit et généralisé de
façon naturelle ce dont ils ont l’habitude en contexte professionnel ;
mais la transposition est-elle aussi simple ? Ce qui est efficace pour élaborer
une voiture ou un logiciel ne l’est pas forcément pour éduquer un enfant ;
à moins d’adhérer complètement à la thèse du fonctionnalisme, dont on connaît la
brutalité.
Deuxième
critique : c’est impersonnel. Les dossiers de camp en ligne sont conçus de
telle façon qu’on peut parfaitement substituer un chef ou une cheftaine par un
autre, ou ajouter ou retirer des scouts d’un simple clic. Or, derrière le
nombre de participants, se cachent des personnes qui ont un attachement les
unes aux autres, une histoire commune. Je n’ai pas 5, ou 20, ou 30 scouts et
guides : je suis le chef de Gloria, Taco, Palou, Bri-Bri et quelques
autres, nous avons vécu des choses ensemble et appris à nous faire confiance.
Si on devait subitement leur imposer mon renvoi pour un autre chef qu’ils ne
connaissent pas, même s’il est mieux formé ou meilleur que moi (ce qui doit
pouvoir se trouver), j’ose espérer qu’ils claqueront du bec pour protester. De
la même manière, nos aventures s’ouvrent fréquemment à des nouveaux qui n’ont
jamais campé : cela demande un accompagnement et une attention
particulière.
Troisième
critique, celle qui me hérisse le plus les plumes : cette façon de
procéder ne laisse aucune place à la grâce. Je ne reviens pas sur la sécurité,
qui est indispensable ; je comprends aussi très bien le besoin de
rationnaliser et de mettre en visibilité la proposition du mouvement ;
mais s’il n’y a que ça, mon Dieu ! Quels camps tristounets ! On ne
peut pas enfermer l’Esprit dans un déroulement préparé à l’avance, aussi soigné
soit-il : il nous dépasse et nous emporte toujours. Dieu surgit à
l’improviste dans une rencontre, dans un paysage luisant de la rosée du petit
matin ou encore dans cette main tendue pour t’aider à remuer la soupe. Toutes
les fiches de préparation des « temps spi » sont comme des épuisettes
à papillons tendues vers les étoiles : on ne retient Dieu qu’avec son
cœur, ou bien on n’en retient pas grand’chose.
Et si l’on
n’est pas croyant ? Ma définition de la propédeutique n’a que peu
d’intérêt si on ne la confronte à une forme de maïeutique. Voici un exemple :
un jour de camp, se trouvait dans le voisinage un sculpteur sur pierre, qui n’avait
jamais fréquenté les scouts. J’ai initié la rencontre, il y eut double
déstabilisation : l’artiste n’avait pas l’habitude du public auquel il s’adressait,
et mes scouts, de bonne famille pour la plupart, n’avaient aucune idée de ce qu’est
la vie d’artiste. Ce fut un choc et une destruction des préjugés ; puis de
ces ruines émergea une discussion passionnante. Je n’avais pas anticipé cette
rencontre, mais lorsqu’elle s’est avérée possible, j’ai eu l’intuition qu’elle
pourrait porter des fruits intéressants. Hasard, intuition et destruction sont
des caractéristiques d’une telle démarche. Pour bien apprendre, il faut d’abord
admettre qu’on ne sait pas, et en particulier, qu’on ne sait pas ce qu’on
deviendra plus tard.
Je n’invente
évidemment pas trois pattes à un canard : la tension éducative
fondamentale est bien connue des pédagogues plus savants que moi. Faut-il
aborder une éducation du point de vue de l’enfant, ou des buts poursuivis ?
Difficile d’en étendre mon interprétation au-delà de ce que j’ai expérimenté, c’est-à-dire
un mouvement scout ; mais là où je suis embêté, c’est que plus je reprends
ce que nous a laissé Baden-Powell, plus j’ai le sentiment qu’il penchait vers
le premier terme du paradoxe. Ma lecture de notre fondateur est qu’il nous demande
de partir ce que sont les scouts et les guides, pas de ce que nous voudrions qu’ils
soient ; cela dit, il faudrait que je mette la main dans quelque
bibliothèque sur un exemplaire des Routes du succès pour m’en faire une
opinion véritable. L’ouvrage n’a pas été réédité en France, à ma connaissance.
Encore une
fois, le dossier de camp n’est ni absurde, ni superflu : il est complètement
nécessaire, mais je dis simplement que si on ne s’en tient qu’à lui, on ne tirera
parti au mieux que de la moitié de l'immense potentiel d'un camp.
Père Canard