Me voilà bien
ennuyé. Mon fournisseur m’avait promis du rêve, une fumée délicate, un produit
à faire exploser les sens. On ne trouve souvent ce genre de tentations que sous
le manteau, à l’arrière d’une boutique : le mien me l’a vendu devant son
frigo. Il suffit, me disait-il, d’une seule petite cuillère pour s’envoyer en
l’air. J’ai suivi ses conseils, et j’ai étendu la poudre blanche sur une
feuille de papier glacé. Maintenant, me voilà avec un gros souci : je ne
sais pas quel sens donner à ce magret de canard.
Palou m’a posé
une colle, à laquelle je n’ai pu répondre qu’approximativement, au hasard de
mes arguments mal calés. Comment puis-je à la fois admirer les palmipèdes dans
leur milieu naturel, ou dans un parc, et vanter la beauté de leur plumage,
l’intelligence de leur espèce, ou encore la qualité de leur mode de vie, tout
en les mettant au four en rentrant chez moi ? Comment puis-je ne pas
éprouver une forme de culpabilité, lorsque je les arrange avec des oranges, ou
des pêches, pendant que sur mon mur est encadrée une superbe scène d’envol
automnal sur un étang ? Me voilà bien embêté avec cette question.
D’abord, j’ai
tenté de répondre avec Aristote. J’aime les palmipèdes dans toute leur nature, tandis
que leur finalité est de se faire rôtir pour la grâce de mon palais. Ils sont
un tout, beaux par leur plumage et leur vol, bons par leur chair. On ne peut
pas aimer une partie sans aimer le tout : ainsi, autant la compagnie de
mon chien me procure du plaisir lors d’une sortie à la chasse, autant je ne
peux pas le négliger lorsqu’il faut le nourrir, le dresser ou le soigner. Les
bons et les moins plaisants aspects de son existence forment le tout que
j’appelle mon chien de chasse ; de la même manière, toutes les parties du
canard participent à sa dégustation.
Pourtant cette
réponse est insuffisante, et cela me perturbe. Il reste la froissure de l’âme :
c’est la diabolisation de la souffrance animale qui nous pousse à mépriser
notre propre incarnation. L’oie sauvage se moque bien que le chasseur l’épargne
par choix, la rate, ou qu’il lui fasse la révérence en lui promettant des
bisous : elle s’envole juste en criant et ne le défendra pas au Ciel. Il
est vain de projeter nos affects dans une cervelle d’oiseau, tout comme la loi française
ne réprime pas directement le tort fait à un animal, mais l’indisposition des
défenseurs des animaux : eux seuls sont représentés par un avocat. Dans le
monde civilisé, des valeurs et notre conscience guident nos actes ; dans
la nature, nécessité fait l’oie : les deux ne sont pas comparables. Croire
le contraire n’est qu’une déviance anthropocentrée de la morale. Une telle
version de l’éthique n’est qu’un dialogue entre le bras qui tient le fusil, et
la tête qui tient le bras : la volaille n’en a cure, et ne souhaite que
vaquer à ses besoins. Je peux admettre une justification collective et sociale
à protéger l’environnement, évidemment, mais elle n’est pas transcendante.
Me voilà bien
ennuyé, car en disant cela, je ne suis pas d’accord avec le Saint-Père. Lui dit
que la sauvegarde de l’environnement et la lutte contre la pauvreté sont liées.
Par exemple, la montée des eaux provoque la disparition de terres habitables,
qui elle-même engendre des réfugiés et des déplacés ; la pollution répand
des maladies que tous n’ont pas forcément moyen de soigner ; à l’inverse,
les pays pauvres n’ont pas d’autre choix que de se fournir en énergies
fossiles, moins coûteuses que les renouvelables, augmentant par là-même la
détérioration du climat ; et ainsi de suite. J’entends le raisonnement,
mais voici une faille : au premier bébé qui naît ailleurs que sur la
Terre, l’argument tombe. Dès que nous aurons les moyens de nous éparpiller en
nombre sous d’autres cieux, la préservation de l’environnement terrestre et
celle de l’humanité vont se découpler. Pire, ce n’est ni la justice, ni le
progrès social, ni quelque prise de conscience morale qui nous permettront cette
échappatoire : uniquement de plus grosses fusées, un ascenseur spatial, ou
plus généralement, l’avancée de la science.
Pauvre de
moi ! Je pense qu’il faut traiter séparément ces deux grands problèmes,
qui sont de nature différente. Un chasseur n’aborde pas de la même manière un
fusil enrayé, et un vol de fusil. Dans le second cas, c’est clairement la faute
du voleur ; dans le premier, on peut peut-être pointer du doigt un manque
d’entretien, ou bien l’usure normale de l’engin, mais enfin on ne peut pas
reprocher au chasseur de s’en servir : c’est sa vocation. Le vol relève de
la justice, d’un questionnement sur la réparation du dommage et sa
prévention ; la remise en état du fusil n’est qu’une question d’habileté
technique. La technologie, justement, nous offre des pistes pour refroidir
artificiellement l’atmosphère de notre planère, masquer la lumière du soleil ou
piéger le carbone : je ne sais lesquelles de ces propositions sont
prometteuses, ou dangereuses, mais je pense qu’elles doivent être explorées, et
même, qu’on y consacre des moyens conséquents au regard de ce qu’on investit
dans la réduction des énergies fossiles. La crainte est que ces pistes ne nous
détournent des efforts visant à atténuer l’impact de nos activités sur nos
espaces de vie ; c’est vrai, mais dans ce cas, autant ne jamais dresser
son chien, car il pourrait s’avérer un bon ou un mauvais pisteur : s’il se
révèle mauvais, cela n’empêchera pas de lui faire des câlins.
Je ne sais pas
comment résoudre cette difficulté. J’ai l’impression qu’on méprend la
conversion écologique au sens du Salut. Je ne veux pas faire preuve de
contrition chaque fois que nous produisons des déchets, comme si c’était une
faute morale ; pleurer l’animal que nous tuons pour manger, comme si
c’était une honte ; s’indigner davantage devant la souffrance d’un chaton
que celle d’un humain, soit-il migrant ou bandit. Vivre n’est pas honteux, et
choisir d’abord ceux de notre espèce non plus. Toutes les actions pour protéger
les animaux en danger, nettoyer la pollution des mers, réduire le trou dans la
couche d’ozone, etc. nous apportent un meilleur cadre de vie collectif, une
plus longue existence en bonne santé, et à la limite, la satisfaction de
préserver quelque chose de beau (encore qu’on puisse débattre du sens de
l’art) ; je suis bien d’accord avec tout ça, mais c’est encore insuffisant
pour nous ouvrir le Paradis. Il manque la charité envers nos sœurs et nos
frères, là je me raccorde avec l’Eglise, et c’est ô combien plus difficile que de
choisir la bonne poubelle où jeter le plastique.
On ne peut pas
vivre de manière totalement éthique vis-à-vis de la nature. C’est impossible.
Le simple fait de vivre est polluant. On peut certes, et on doit, réduire les
excès de manière à préserver le plus possible les ressources communes, mais le
gain est limité, et surtout, il ne peut être que provisoire. La seule manière
pour l’humanité, si elle le souhaite, de laisser la Terre intacte est de la quitter :
soit en disparaissant purement et simplement, soit en abaissant la natalité, ce
qui revient au même, soit en émigrant en masse vers d’autres espaces. Je
préfère la dernière solution, pour cette simple raison : tant qu’il y a de
la vie, il y a de l’espoir. Nul ne peut exclure la survenue d’un évènement
futur, d’une découverte ou d’une rencontre qui apporterait un changement
positif à la situation la plus sombre ou la conversion au pire des criminels :
la mort seule ôte cette possibilité. Donc, je ne vois pas, puisqu’on a utilisé
cet argument pour abolir la peine de mort à titre individuel, ce que
j’approuve, pourquoi on ne se l’appliquerait pas aussi de façon
collective ; je ne pense pas que notre dette vis-à-vis de la nature soit
tant irrémissible qu’il nous faille nous condamner à l’extermination ; et
enfin, si c’est à la fin de nous-mêmes que nous conduit l’éthique contemporaine,
nous pourrions aussi bien écouter le diable.
Me voilà bien
ennuyé. Je pense que l’écologie ne relève pas de la morale, mais de la science
appliquée, et en disant cela, je contemple ce magret solitaire, tartiné de miel
et saupoudré de poudre d’amande. Un bon repas n’a de saveur que bien
entouré : je crains qu’en exprimant cette opinion, je ne perde des amis à
ma table.
Père Canard